Robert Darnton sur Google et la "République Numérique du Savoir"

Publié par agiffard le 9 Février, 2009 - 18:04
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The New York Review of Books publie dans son numéro daté du 12 Février un article important de Robert Darnton, intitulé " Google et l'avenir des livres ".

 

Historien des mentalités, Darnton est un spécialiste éminent des Lumières du XVIIIème siècle, auteur, notamment de " L'aventure de l'Encyclopédie ", " Le grand massacre des chats ", " Edition et sédition ".

 

Dans l'avant-propos de " Gens de lettres, gens du livre ", il décrit les deux principaux centres d'intérêt de son livre: le premier " concerne les intellectuels et la montée de l'intelligentsia considérée comme force sociale "; le second est consacré à " l'histoire des livres et de l'imprimerie en tant que moyen de diffusion des idées".

 

Darnton est ainsi l'historien de la République des Lettres au XVIIIème siècle, conçue comme un espace public qui associe milieu intellectuel, circulation des livres et technologie de l'imprimerie.

 

D'autre part, en tant que patron des bibliothèques de Harvard, il est parfaitement informé du déroulement récent du programme Google Books.

 

C'est précisément la dimension juridique de ce programme qui est la matière de son article.

 

On sait que depuis Octobre 2005, un groupe d'auteurs et d'éditeurs avait lancé une plainte en " class action " contre Google qui numérisait leurs livres, protégés par le copyright, sans leur demander un accord préalable. Le 28 Octobre 2008, après trois ans d'affrontements et de négociations, un arrangement a été trouvé entre Google et les ayant-droits. Cet arrangement doit être approuvé par le tribunal du Southern District de New York et cette procédure d'approbation pourrait durer encore deux années. En ce moment, Google fait paraître une annonce légale à l'intention des auteurs et éditeurs dans les journaux de langue française.

 

La critique de Darnton ne porte pas sur le contenu même de l'arrangement mais sur la situation de monopole de facto sur la numérisation des livres que Google arriverait ainsi à enlever. D'ores et déjà, Google n'a plus de concurrent réel pour la numérisation ; Microsoft par exemple vient d'abandonner son principal programme. L'approbation de l'arrangement rendrait extrêmement difficile l'apparition de " nouveaux entrants ". Bien qu'il semble plutôt confiant en l'actuelle direction de Google pour pratiquer des tarifs raisonnables, Robert Darnton soulève deux graves objections.

 

La première est assez évidente : Brink et Page peuvent se retirer ; la société peut changer de mains. Ce que le droit administratif français appelle " l'exigence de continuité du service public " s'applique merveilleusement dans le cas de l'activité des bibliothèques.

 

J'ai eu l'occasion d'insister, pour cet aspect du programme de Google Books, sur le caractère profondément irresponsable des décisions qui, en dernier ressort, reviendraient à lier la marche des bibliothèques publiques à la bonne santé du marché publicitaire. Aussi serais je tenté de compléter la première objection de Robert Darnton en m'inspirant de ce que les boursiers appellent " avertissement sur résultat ". Le scénario le plus noir combinerait ici : une baisse générale des investissements publicitaires ; une rétraction ou une récession des secteurs les plus concernés par la publicité sur internet ; une crise de la confiance des annonceurs quand à l'efficacité de ce type de publicité. Quoi qu'il en soit, la situation en 2009, du fait de la dépression, est bien différente de celle de 2005.

 

La deuxième objection de Robert Darnton porte sur le montant des droits que devraient acquitter soit les particuliers, soit les institutions. Il fait remarquer que le seul organisme qui puisse proposer ou s'opposer à une modification des droits est le " Book Rights Registry ", créé par l'arrangement pour représenter les intérêts des auteurs et des éditeurs. Darnton voit mal comment un tel organisme pourrait envisager d'un oeil autre que favorable une augmentation des droits d'accès par Google. Les lecteurs et les institutions ne sont donc nullement protégés contre le renouvellement de la situation que connaissent les publications scientifiques : l'excès des oligopoles de l'édition de périodiques entraîne une telle dépense pour les bibliothèques  qu'elles ne peuvent plus acquérir de monographies, le pluralisme scientifique lui même s'en trouvant menacé.

 

En apparence, ces deux objections sont d'ordre pratique et semblent traduire les craintes fondées d'un grand intellectuel, universitaire et responsable de bibliothèques, qui s'est d'abord engagé avec enthousiasme dans le programme de Google.

 

Mais en réalité, la critique de Robert Darnton est beaucoup plus fondamentale. Il rappelle le point de vue des Pères Fondateurs sur la propriété littéraire : placer le bien public avant le profit privé. De même la lutte contre les monopoles de l'édition, la Compagnie des Stationnaires à Londres, et la corporation des libraires à Paris a été la condition de création de l'espace public des Lumières. Il oppose au monde " designé " par Mickey Mouse (allusion à l'amendement Bono étendant la durée du copyright) une " République numérique du savoir " héritière de la République des Lettres du XVIIIème siècle. Il souligne la contribution des amateurs à cette nouvelle République des lettres, " amateurs au meilleur sens du mot, simples citoyens amoureux du savoir ".

 

J'espère qu'on voudra bien accepter ici d'étudier ce point de vue. Il ne vient pas d'un esprit conservateur, opposé à la démocratisation du savoir, ennemi de la technique en général et de la numérisation en particulier. Au contraire : Robert Darnton est l'auteur de " Berlin Journal 1989-1990 ", et de " Démocratie "; il a depuis longtemps souligné les avantages du numérique ; il fait partie de ceux qui ont " signé avec Google ".

 

Aussi ses mots devraient porter :

" Ce résultat (l'arrangement) n'est pas ce qui était anticipé au début. En revenant sur le processus de numérisation depuis le début des années 1990, nous pouvons voir maintenant que nous avons raté une grande occasion. Un projet du Congrès et de la Bibliothèque du Congrés, ou une grande alliance des bibliothèques de recherche soutenue par un consortium de fondations, aurait pu faire ce travail à un coût réaliste et selon une conception qui aurait placé au premier plan l'intérêt public...Nous aurions pu créer une Bibliothèque nationale numérique, l'équivalent de la Bibliothèque d'Alexandrie pour le vingt-et-unième siècle. Aujourd'hui c'est trop tard. Non seulement nous avons échoué à réaliser cette possibilité, mais, ce qui est encore pire, nous sommes en train de permettre qu'une question de politique publique - le contrôle de l'accès à l'information - soit réglée par un procès privé ".

Lire l'article : http://www.nybooks.com/articles/2281

Voir aussi : http://www.booksmag.fr

Signalé sur: http://twitter.com/alaingiffard

 

 

Pour info, le Monde

Pour info, le Monde diplomatique de ce mois de mars publie en français l'article de Robert Darnton paru dans le New York Review of Books.

Pour info, le Monde

Pour info, le Monde diplomatique de ce mois de mars publie en français l'article de Robert Darnton paru dans le New York Review of Books.

Merci de cette information,

Merci de cette information, qui montre le retard systématique des pouvoirs publics sur les technologies. La bibliothèque d'Alexandrie virtuelle n'était pourtant pas si difficile à imaginer. Au-delà de sa mise en œuvre, peut-être était-elle un rien taboue pour un lecteur «traditionnel», sachant que transformer le livre en livre numérique est un pas que beaucoup de lecteurs ne franchissent pas, en tout cas pour des pans entiers de documents littéraires, historiques ou culturels. Ce serait comme de se contenter de la photo d'une sculpture par exemple (ce qui est cependant devenu une tendance, cela dit).

C'est sur votre texte précédent sur les lectures industrielles que je voudrais revenir. Je ne suis pas sûre qu'il soit limpide (pardonnez-moi).
1) Distinguez-vous un type de lecture «de contrôle» qui serait la lecture du lecteur (en l'occurrence celle de l'internaute) et un sous-lecture qui serait celle des machines et de leurs producteurs, sous-lecture qui a pour effet de repérer des liens entre les lectures successives ou parallèles de l'internaute, de quantifier les lectures d'un même texte par différents internautes, de placer des publicités, de constituer des profils de lecteurs, etc. ?
2) Vers l'espace public, dites-vous à la fin : ne s'agit-il pas de l'espace marchand ? De l'espace public marchand, sans doute, mais pas au sens de l'espace public allégué au début, je veux dire d'un espace public qui serait régulé par des institutions publiques dont l'idéal serait de faire de cet espace numérique de la culture un espace pour tous, en le protégeant d'effets pervers et exluant des principes du champ marchand (dont on ne sait ce qu'il fera de la liberté actuelle et de la quasi gratuité des documents mis à disposition sur le web) ?
3) N'y-a-til pas un risque que les pouvoirs publics s'éveillant à l'Internet, l'espace numérique se préoccupent de faire la part des choses entre une culture autorisée et une culture non autorisée… ? Autrement dit que l'espace numérique libre soit transformé dans son essence actuelle non seulement par des évolutions marchandes, mais aussi par le réveil d'institutions publiques perverties (intimement contaminées et asservies par les lois du marché, ne respectant donc plus le principe d'une culture pour tous, ce qui se profile certainement) ? Enfin quels sont d'après vous les effets des projets de loi Hadopi en France, du projet de statut d'éditeur de presse (qui dans les conditions actuelles n'aura pas un effet d'aide aux petits éditeurs mais de soutien à des éditeurs «autorisés», à l'exclusion de tout ce qui peut se faire sur le web…) par exemple ?
Peut-être me suis écartée de votre texte sur les lectures industrielles, je pense qu'il mériterait d'être exposé dans le cadre d'une réunion d'Ars pour qu'on puisse vous questionner. Merci de vos réponses.

Louise A. Renard