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La faute d’Epiméthée ou l’illusion prométhéenne ? gmallet
Dans le cadre du cours fait cette année à Epineuil, Bernard Stiegler évoque à plusieurs endroits la faute d’Epiméthée , il dit que Platon s’oppose aux Sophistes à propos de la pratique sophistique de l’écriture, enfin lorsqu’il parle de « dialogue », il suppose que ce terme désigne en premier lieu un échange entre deux personnes et envisage en second lieu le dialogue comme l’acte par lequel l’âme se met à distance d’elle-même. Je voudrais défendre les thèses suivantes (ces thèses sont en fait des questions suscitées par la lecture de livres de B. Stiegler) :
- 1) Plutôt que de parler de la faute d’Epiméthée, il vaudrait mieux parler de la (relative) bêtise de Prométhée ou du moins de l’illusion dont il est victime.
- 2) Platon s’oppose aux sophistes à propos de leur pratique de la parole et c’est pour cela qu’il décide d’écrire des dialogues.
- 3) Le dialogue est en premier lieu l’acte par lequel la pensée se met à distance d’elle-même (« dia » n’est pas « duas »), et c’est en second lieu, à titre de conséquence, qu’elle va signifier échange entre deux (que ces « deux » soient deux personnes ou à l’intérieur d’une même personne). Le dialogue suppose l’écriture qui, plutôt que de reproduire un dialogue qui a pu, qui aurait pu avoir lieu sans lui, le rend possible. Le dialogue platonicien ne doit pas être confondu avec ce qu’on appelle le dialogue socratique.
Ces trois thèses s’impliquent mutuellement dès lors qu’on considère que Platon dans le Protagoras retourne les procédés de la sophistique contre les sophistes, étant entendu que pour cela il agit aussi comme les sophistes, sans se confondre avec eux.
-1) Il existe une représentation dominante qui voit en Prométhée le symbole des Lumières, celui qui permet à l’homme son émancipation et sa libération des différentes forces obscurantistes. C’est, par exemple, la conception de Marx. « Dans le calendrier philosophique, Prométhée occupe le premier rang parmi les saints et les martyrs » (Différence….). Cette représentation s’accorde avec la thèse de la néoténie humaine. Or cette représentation néglige deux aspects importants du récit :
- a) Elle néglige le fait que les deux frères ont des noms qui pour les Grecs avaient des significations bien précises. Prométhée, c’est celui qui voit devant lui, Epiméthée celui quivoit derrière lui.
- b) Elle néglige le fait que les personnages du récit (Athéna, Héphaïstos, Zeus) ont un rapport étroit avec Mètis (ou avec la « mètis »).
Premier point : Si l’on prend en compte le fait que les noms ne sont pas dépourvus de signification, on ne peut qu’être intrigué par les rôles respectifs joués par les deux frères. Epiméthée, celui qui voit derrière lui , « fit le partage » des « qualités appropriées », ce qui est un travail qui a rapport à l’avenir, tâche qu’aurait dû accomplir son frère qui, voyant devant lui, était le mieux à même de l’accomplir, et devait en outre savoir (prévoir) qu’Epiméthée allait faire des erreurs. Ensuite Prométhée vient pour « examiner le partage », tâche qui aurait dû être accomplie par Epiméthée, eu égard à sa capacité de rétrospection. Dans cette division des tâches, partage et examen, où il s’agit de donner aux « espèces mortelles » les « qualités appropriées », chacun accomplit ce que l’autre aurait dû faire si chacun avait agi selon ses qualités appropriées. Il est difficile de ne pas voir du sens dans cette contradiction entre les noms des deux frères, noms qui expriment leurs qualités respectives, et ce qu’ils font.
Second point : Tous les personnages ont un rapport étroit avec Mètis. La signification de Mètis est explicitée dans le livre de M. Détienne et J. P. Vernant (Les ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs). « La mètis est… une forme d’intelligence et de pensée, un mode du connaître où sont associés le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d’esprit, la feinte, la débrouillardise, l’attention vigilante, le sens de l’opportunité, des habiletés diverses, une expérience longuement acquise ; elle s’applique à des réalités fugaces, mouvantes, déconcertantes et ambigües, qui ne se prêtent ni à la mesure précise, ni au calcul exact, ni au raisonnement rigoureux » (p. 10). On peut aussi citer ce passage : « …la réalité que nous nous efforçons de cerner se projette sur une pluralité de plans… les savoirs d’Athéna et d’Héphaïstos, d’Hermès et d’Aphrodite, de Zeus et de Prométhée, un piège de chasse, un filet de pêche, l’art du vannier, du tisserand, du charpentier, la maîtrise du navigateur, le flair du politique, le coup d’œil expérimenté du médecin, les roueries d’un personnage retors comme Ulysse, le retournement du renard et la polymorphie du poulpe, le jeu des énigmes et des devinettes, l’illusionnisme rhétorique des sophistes » (p. 8). La mètis consiste parfois, ruse suprême, à faire l’imbécile. C’est précisément ce que fait Zeus, - mais aussi Platon -, dans le Protagoras… En attendant de dire pourquoi, nous pouvons considérer le fait que tous les personnages du récit ont un rapport avec Mètis, - ou avec la mètis :
- Zeus a été l’époux de Mètis, qu’il a avalée, et qui fait donc corps avec lui.
- Athéna est la fille de Zeus et de Mètis, - et la sœur de Poros (qu’on retrouve dans le Banquet).
- Héphaïstos est boiteux, mais ce handicap se transforme en avantage. Sa représentation est associée au crabe qui, marchant de travers, déjoue l’anticipation du pêcheur qui, voulant l’attraper, plonge la main un peu au devant de lui. Héphaïstos est donc capable de déjouer la ruse des autres.
Nous voyons donc que ce sont des dieux « à mètis », tous rusés. Quant à Prométhée, il est appelé « poïkolos », le bigarré, ou encore « aîolomètis », celui qui a la mètis avec des mouvements rapides.
Il faut alors préciser en quoi consiste cette ruse de Prométhée. Que fait au juste Prométhée ? qu’est-ce qu’il trame ? qu’est-ce qu’il fabrique (en donnant à ce terme un terme plus large que le sens habituel) ? Le texte nous le dit ainsi : « Prométhée, ne sachant qu’imaginer pour donner à l’homme le moyen de se conserver, vole à Héphaïstos et à Athéna la connaissance des arts avec le feu ». Encore faut-il comprendre le sens de cette phrase, qui n’est pas le même selon que l’accent est mis sur le complément (il vole le feu et la connaissance des arts) ou sur le verbe (il vole), sur l’objet de l’action ou sur l’action elle-même.
- 1) « il vole la connaissance des arts avec le feu » : on s’intéresse à ce que reçoivent les hommes, et à ce qu’ils pourront faire maintenant. C’est ainsi que l’interprétation habituelle comprend le récit, qui voit dans ce don de Prométhée l’instrument de la libération de l’homme grâce à sa capacité à fabriquer ce que la nature ne lui a pas donné. Prométhée donne la technique aux mortels, aux hommes, la technique étant confondue avec la fabrication d’artefacts, de prothèses. L’homme n’aura plus qu’à employer (à ne pas confondre avec utiliser), ce qui lui a été donné. Cette interprétation néglige un point essentiel : ce don suppose d’abord un vol.
-2) « il vole la connaissance des arts avec le feu » : l’accent mis sur le verbe permet de comprendre d’autres expressions du texte. On est face à un « embarras » (aporia). Prométhée « ne sachant qu’imaginer… vole à Héphaïstos ». ; Il cherche à se sortir d’un mauvais pas, et pour cela cherche un passage (poros), un expédient. Ce qui est signifié par le verbe « voler » est donc en premier lieu un « acte mental », « cosa mentale » aurait dit Léonard de Vinci. Et c’est là la première signification de la technique, « se tirer d’affaire » (Bergson), c’est-à-dire trouver le « poros » qui permettra de sortir de « l’aporia ». C’est, dans une situation embarrassante où on aurait besoin d’un instrument « approprié », s’arranger avec le réel pour faire jouer à autre chose le rôle qu’aurait dû jouer cer instrument (ou cet organe) manquant. C’est trouver un expédient, c’est utiliser. C’est ce qu’Aristote exprime très clairement lorsqu’il déclare : « …nous utilisons toutes choses qui existent comme si elles existaient en vue de nous-mêmes, car nous sommes en quelque sorte nous aussi une fin » ( Physique II). La mètis, l’intelligence rusée, c’est d’abord la pensée au service de la vie. Prométhée a le sens de l’utile. Il voit (d’où son nom) à quoi peut servir le feu avec la connaissance des arts, pour lui-même d’abord et ensuite pour les hommes. L’ennui c’est qu’il ne voit pas tout…
Ce qui est en question ici, c’est le sens originaire de la technique : fabriquer ou utiliser ? Autre manière de poser la question : où se trouve cette signification originaire, chez Héphaïstos (dont la signification est réduite au fait qu’il fabrique) ou chez Prométhée ? L’interprétation habituelle la place chez Héphaïstos et confond la technique avec le fait de fabriquer (cf. « l’homo faber », « l’âge de la pierre taillée…). L’autre interprétation la place dans le vol de Prométhée. Que « fabrique » Prométhée ? se demandait-on. Prométhée ne fabrique rien, selon le sens habituel, mais il « fabrique » bien quelque chose, au sens où il « trame », où il « bricole », où il « mijote ». Ces termes sont à double sens, comme la plupart des termes liés à la technique (manipulation, machination, manœuvrer, instrumentaliser…). Ce sens de la technique, antérieur à celui associé à la fabrication, c’est peut-être le sens que la langue française exprime par le « y » dans des formules telles que « il sait y faire », « il s’y connaît dans l’art de », il sait s’y prendre », « il s’y entend »… Généralement il s’agit de désigner une disposition où l’habileté se mêle à la ruse et aussi à une certaine dose de malhonneté. Celui qui sait s’y prendre n’hésite pas à « instrumentaliser les autres », à les « manipuler ». Dans le même ordre d’idée, il faut se rappeler qu’une machine est, outre un agencement de pièces en mouvements,un artifice de théâtre (deus ex machina), un piège s’il s’agit d’une « machine infernale ». Ces sens sont présents dans le terme grec « mékhanè ». La première machine est sans doute le « Cheval de Troie », première « machine infernale », pour les Troyens du moins.
Cette activité mentale, donc invisible, rend possible la fabrication d’artefacts et de prothèses, bien visibles, ce qui explique que la technique se cache dans ce qu’elle montre, les objets fabriqués. Ce en quoi Prométhée mérite son surnom d’ « aïolomètis », c’est qu’il a le sens de l’expédient (poros) qui lui permet, croit-il, de faire un bon tour à Zeus, et à Héphaïstos.
Mais cette propriété, commune à tous ces personnages et en particulier à Prométhée, d’avoir un rapport étroit avec la mètis, ne laisse pas d’ajouter à notre perplexité. C’est le lecteur qui à son tour est dans l’embarras. En effet il appert que si tous les personnages sont rusés, ils donnent pourtant, - mais faut-il dire « pourtant » ? - l’impression de prendre des initiatives qu’ils contrôlent mal. Ils semblent se laisser berner par le fait même qu’ils sont rusés, comme si les ruses des uns neutralisaient celles des autres, et se retournaient contre leurs auteurs. Evoluant dans un monde où tout le monde cherche à piéger tout le monde, (come dans un film d’espionnage où chaque agent est un agent double ou triple), ils ne font pas ce à quoi on pourrait s’attendre de leur part. C’est le cas notamment de Prométhée et d’Epiméthée, dont il faut se souvenir qu’ils sont de la famille des Titans, jadis vaincus par Zeus. Il est pour le moins curieux de confier, de la part de Zeus, une tâche aussi importante à ces deux êtres qui appartiennent à une famille vaincue et humiliée… sauf à penser que Zeus sait dès le départ ce qu’il fait. Ce pourquoi il laisse Epiméthée faire le partage, plutôt que Prométhée. Il faut de même s’étonner qu’Héphaïstos et Athéna, tous deux rusés, se laissent voler deux attributs aussi importants que le feu et la connaissance des arts.
Enfin il faut s’arrêter sur la conduite d’Epiméthée dont on accepte un peu rapidement l’idée qu’il aurait fait une erreur, voire une « faute ». Epiméthée, en fait, aurait difficilement pu procéder autrement :
- Soit Epiméthée, - ou Prométhée -, aurait fait le partage « correctement », sans oublier l’homme, mais alors cela aurait créé un problème : en effet, ce qui rend viable la diversité des espèces animales, c’est précisément qu’il a « dépensé pour les animaux toutes les facultés dont il disposait », comme si l’équilibre subtil du monde animal supposait nécessairement l’oubli de l’homme. S’il avait donné à l’homme « les couvertures, les chaussures et les armes », elles auraient fait défaut à d’autres espèces et l’équilibre subtil aurait été rompu.
- Soit Epiméthée procède comme il fait, c’est-à-dire en donnant tout aux animaux, et en oubliant l’homme, qui devra donc recevoir autre chose en compensation.
Tout se passe donc comme si la tâche confiée à Prométhée et à Epiméthée était une tâche impossible, qu’Epiméthée a peut-être été plus « réfléchi » qu’il n’y paraît, et que ne fait dire Platon par Protagoras, et qu’inversement, Prométhée, et tous ceux qui font de ce dernier le symbole des Lumières, n’a peut-être pas formulé un bon jugement lorsqu’il « voit les animaux bien pourvus, mais l’homme nu, sans chaussures, ni couvertures, ni armes ». Si nous acceptons si facilement le jugement porté par Prométhée au terme de son examen, c’est peut-être que nous partageons la même illusion que lui. Il y en a un qui a été plus malin, c’est Aristote : « … ceux qui disent que l’homme n’est pas bien constitué et qu’il est le moins bien partagé des animaux (parce que, dit-on, il est sans chaussure, il est nu et n’a pas d’armes pour combattre), sont dans l’erreur. Car les autres animaux n’ont chacun qu’un seul moyen de défense et il ne leur est pas possible de le changer pour un autre, mais ils sont forcés, pour ainsi dire, de garder leurs chaussures pour dormir et pour faire n’importe quoi d’autre, et ne doivent jamais déposer l’armure qu’ils ont autour de leur corps ni changer l’arme qu’ils ont reçue en partage… la main devient griffe, serre, corne, ou lance, ou épée, ou toute autre arme ou outils » ( Des parties des animaux).
La question qui se pose alors est celle de savoir qui est finalement le plus rusé. On pourrait penser, ce que beaucoup ont fait, que c’est Prométhée qui, laissant agir son frère, contrarie ce qu’il croit être le plan de Zeus, et l’oblige ainsi à créer l’homme, distinct des animaux, alors que ce n’était pas dans les intentions initiales de Zeus. Mais cette thèse, la thèse traditionnelle, ne s’accorde pas avec l’idée que Zeus a la mètis (Mètis) en lui. Il semble plus judicieux de supposer que l’enchaînement des événements est sinon prévu, du moins parfaitement contrôlé par Zeus. Prométhée, - et nous avec lui -, se tromperait en croyant voir une erreur dans le partage d’Epiméthée, ce qui le conduirait à vouloir à la fois la corriger et en faire une occasion de se venger des dieux olympiens. Mais sa ruse se retournerait contre lui puisque finalement Zeus lui ferait accomplir son plan en laissant croire à Prométhée, - et aux lecteurs un peu naïfs que nous sommes -, que ce dernier se joue de lui. Prométhée croirait voler ce qu’on lui aurait laissé prendre.
Pour résumer, l’interprétation habituelle voit en Prométhée un être qui par sa ruse contrarie les plans de Zeus, alors que l’interprétation proposée ici, à la lumière du livre de Détienne et de Vernant, voit en Prométhée quelqu’un qui se fait piéger par encore plus rusé que lui, par Zeus.
Pour accréditer cette interprétation, on peut remarquer que ce ne serait pas la seule fois que Prométhée se fait « rouler dans la farine » par Zeus : dans L’univers, les dieux, les hommes Jean-Pierre Vernant montre qu’Epiméthée n’est pas le seul à faire des partages problématiques, c’est aussi le cas de Prométhée lorsque Zeus lui demande de répartir entre les dieux et les hommes les morceaux d’un taureau sacrifié. Prométhée, dans l’intention de tromper Zeus qui choisira en premier, enveloppe les os d’une couche graisseuse appétissante et les parties comestibles dans la panse visqueuse de l’animal. Zeus, qui a vu la supercherie, fait semblant de tomber dans le piège et choisit la part la plus appétissante, celle qui enveloppe les os. Mais Prométhée « est pris à ses propres ruses » (J.P.V), et les hommes ont reçu la part qui signifie leur caractère mortel : les hommes doivent manger, de la viande notamment, pour se maintenir en vie cependant que les dieux immortels peuvent se réjouir de la fumée odorante qui monte des autels lorsqu’on y fait brûler les os mêlés à des aromates.
Dans le texte de Platon, Prométhée essaie aussi de ruser avec Zeus en volant le feu et la connaissance des arts. Mais comme dans le récit mythique précédent, Zeus le laisse faire. Le plus rusé des deux est celui qui fait naître chez l’autre l’illusion qu’il contrôle le déroulement des événements. « Prométhée met au service des hommes… tous les artifices dont ils ont besoin, une intelligence qui prétend jouer de ruse avec Zeus et le duper. Mais la mètis du Titan finit toujours par se retourner contre lui ; il est pris au piège qu’il avait tendu » ( M. D. et J. P. V.). Prométhée, c’est « l’arroseur arrosé ». C’est pourquoi plutôt que de parler de la faute d’Epiméthée il conviendrait peut-être mieux de parler de l’illusion de Prométhée, illusion dont nous sommes généralement victimes dans la mesure où nous, lecteurs, avons tendance à épouser le point de vue de Prométhée. Les deux autres points, qui découlent du premier, peuvent être traités plus rapidement.
-2) C’est, dans un premier temps du moins la parole plus que l’écriture qui est l’objet de l’opposition de Platon vis-à-vis des sophistes. « De même que certaines drogues…font cesser la maladie, les autres la vie, de même il y a des discours qui affligent, d’autres qui enhardissent leurs auditeurs, et d’autres qui, avec l’aide maligne de Persuasion, mettent l’âme dans la dépendance de leur drogue et de leur magie » (Gorgias). A l’inverse, l’écriture, en ce qu’elle permet la lecture, en l’absence du locuteur, déjoue le piège tendu par la parole et son usage sophistique. C’est l’écriture qui permet le dialogue, à condition de ne pas confondre, comme on le fait habituellement, « dia » et « duas ». C’est ce que montre Platon dans le Phèdre. Certes l’écriture est condamnée par Thamous (mythe de Teuth) en ce qu’elle favorise l’oubli, « elle ne peut produire dans les âmes, en effet, que l’oubli de ce qu’elles savent en leur faisant négliger la mémoire », mais cela ne doit pas nous faire négliger le fait que Platon est précisément celui qui met par écrit les paroles de Socrate, les préservant ainsi de l’oubli. C’est Platon, et non Socrate, qui par l’écriture invente le dialogue. Le dialogue n’est pas (du moins pas souvent) entre Socrate et ses interlocuteurs mais entre l’âme du lecteur et le texte. Ce qui nous conduit au troisième point.
-3) A la différence de la parole, l’écrit (lorsque l’auteur est absent) ne peut plus être défendu avec les armes de la rhétorique par son auteur. Il doit donc, pour être compris, être défendu par son lecteur, qui doit donc se mettre à la place de l’auteur absent. Le « dispositif » de l’écriture permet cette pratique étrange, la lecture, où, plutôt que de chercher à l’emporter sur l’adversaire, le lecteur doit se déprendre de lui-même. Comprendre un texte, c’est d’abord le défendre en l’absence de son auteur. « Une fois écrit, tout discours roule de tous côtés ; il tombe aussi bien chez ceux qui le comprennent que chez ceux pour lequel il est sans intérêt ; il ne sait point à qui il faut parler, ni avec qui il est bon de se taire. S’il se voit méprisé ou injurié, il a toujours besoin du secours de son père, car il n’est pas lui-même capable de se défendre ni de se secourir »(Phèdre). En ce sens lire, comprendre, penser, dialoguer, sont des termes équivalents. La pensée, c’est « le dialogue silencieux de l’âme avec elle-même » (Théétète). Le dialogue chez Platon n’est donc pas l’échange entre Socrate et ses interlocuteurs, mais ce qui se passe à l’intérieur de l’esprit du lecteur qui lit ces échanges qui sont souvent tout sauf des dialogues. C’est pourquoi les dialogues socratiques sont en fait des dialogues platoniciens. Il faut se défaire de l’idée selon laquelle Platon aurait conservé grâce à l’écriture des dialogues qui existaient avant cette mise par écrit. Le dialogue ne préexiste pas à l’écriture. C’est donc la même réalité, l’écriture, qui permet l’oubli, et permet l’exercice de la pensée. L’écriture est donc à la fois « instrument spirituel » (Mallarmé) et « machine à décerveler » (Jarry). C’est un pharmakon. C’est pourquoi il est vain, comme on le fait trop souvent, d’opposer le livre « instrument spirituel » et l’ordinateur « machine à décerveler ». Le premier peut être les deux. « La radio, la télévision, les ordinateurs, le réseau internet sont de nouvelles formes d’ « instruments spirituels », comme Mallarmé le disait du livre. En tant que tel, ils relèvent de ces hypomnémata – techniques de la mémoire et de la communication – qui, dans l’Antiquité grcque, puis dans l’Antiquité romaine, supportaient la vie de l’esprit… mais qui furent aussi les techniques de manipulation et de contrôle de l’opinion par l’intermédiaire desquelles les sophistes tentaient de transformer la connaissance en instrument de pouvoir – ce contre quoi la philosophie s’éleva, et ce combat fut aussi sa naissance même » (B. Stiegler, Réenchanter le monde).
On remarquera que ce passage du Phèdre est le symétrique du récit du Protagoras relatif à Prométhée. Dans un cas il s’agit d’un don (ou d’un vol) que l’histoire révélera comme un cadeau empoisonné, dans l’autre, on a affaire à une offre reçue avec méfiance mais qui favorisera l’exercice de la pensée. Les deux textes disent la même chose, d’une manière inversée ; c’est l’usage qui définit l’instrument, aussi bien remède que poison.
On pourrait prolonger la réflexion dans la direction suivante : tout se passe comme si Platon était dans ce texte vis-à-vis de Protagoras, ce que Zeus est vis-à-vis de Prométhée. Zeus a la mètis en lui, comme Platon sait utiliser la sophistique. Il y a une représentation habituelle que Platon récuse, celle qui présente le sophiste comme un habile malhonnête, du moins peu scrupuleux, et le philosophe comme un homme honnête, mais maladroit, voire un peu niais. Pour Platon le philosophe doit avoir l’habileté du sophiste, il lui faut récuser le sophiste avec les armes de la sophistique, comme dans le Phèdre, il se sert de l’écriture pour dénoncer les méfaits de l’écriture. Il faut être plus rusé que Protagoras. Platon est ce « maître en duperie », ce « magicien des mots » (M.D. et J. P. V.), qui « fait semblant d’être incapable d’ouvrir la bouche ». De même que Zeus laisse faire Prométhée, de même Platon laisse Protagoras développer sa conception de l’homme. A nous d’en percevoir les limites…
Il va de soi qu’il ne s’agit pas seulement de la compréhension d’un texte ancien : dans la mesure où l’Occident s’est défini sous le signe de Prométhée, c’est du rapport à nous-mêmes, du rapport à la technique notamment, qu’il est question.
intéressant commentaire -
intéressant commentaire - mais je me demande si vous avez lu la Faute d'Epiméthée, où j'ai abordé ces questions plus en profondeur que dans ce cours ou dans Réenchanter le monde… Je me demande aussi si vous avez pu regarder l'ensemble des cours : je tente d'y montrer une évolution de Platon. Il n'y a pas un Platon… mais un processus platonicien qui tente de résoudre ses contradictions.