association internationale pour une politique industrielle des technologies de l'esprit
Petit témoignage d'un professeur de Lettres dans lacampagne française.
Entendons-nous bien : il ne s'agit pas de campagneélectorale, mais de ce qui n'est pas urbain.
La classe de Seconde 2, au lycéeX, lycée rural, situé entre Orléans et Blois, est une classe tout à faitnormale, pour le lycée X : 6 redoublants sur 30 élèves, un peu plus defilles que de garçons, des élèves sans profil marquant (pas d'option musicale,et pour cause notre lycée n'en propose pas, pas d'option art plastique, et pourcause, notre lycée n'en propose pas, pas d'option cinéma, et pour cause, etc.,pas d'option théâtre, et pourtant, nous venons d'en ouvrir une cette année,mais les élèves pratiquants sont répartis dans les autres classes de seconde),des élèves issus des classes moyennes et rurales, avec certains cas peut-êtreplus difficiles que d'autres, mais quoi qu'il en soit, rien qui soit comparable à la kyrielle desmaux si souvent mis en exergue dans nos établissements scolaires nationaux (jeveux parler d'extrême pauvreté, de milieux sociaux très défavorisés, defamilles issus de l'immigration, d'incivilité, de délinquance, de dégradationde matériel, de violence envers les autres élèves ou envers les professeurs,etc.) Donc, au lycée X, RAS, il n'y a pas de danger particulier, pasd'inquiétude ni d'insécurité qui « pourriraient » l'ambiance. Leschoses devraient donc aller fort bien. Mais il y manque aussi cette sorted'étincelle, ce désir d'apprendre, de rencontrer, de se cultiver. Et c'est làque le bât blesse, selon moi, car en salle des profs, même si nous ressentonspeut-être inconsciemment, mus par une sorte de crainte du pire, que nous avonsde la chance, que notre situation est plutôt enviable comparée à celle de telautre lycée de centre ville, où certains élèves sont violents, où la viescolaire est bien plus agitée, et bien malgré tout, on entend fréquemment desdiscours alarmistes : « je n'ai jamais eu une classe aussifaible », « c'est bien la première fois que j'ai autant de mal à entirer quelque chose », « de toute ma carrière, c'est la première foisque j'ai vraiment envie de les c''. au mur », « c'est fou, ce manquede motivation ».
Et là, je m'alarme, car depuis leposte d'observation privilégié du bureau du professeur, nous mesurons l'étenduedu mal à son échelle individuelle, mais aussi sociale : une classe estfaite de 30 individus, c'est une sorte de micro-société. Mais on peut direaussi que c'est un collage plus ou moins stable de personnes, de psychologiesindividuelles. Ce qu'on peut y voir à l'échelle du groupe est le reflet de ce que contiennent les tête de chacun, mais peut aussi dans une certaine mesure et toute proportion gardée, être projeté au niveau du corps social dans son ensemble. Face au problème scolaire, qui est bien également un problème social, nous tentons de« remédier », comme le dit si élégamment notre jargon professionnel.Aussi avons-nous cette année lancé une innovation pédagogique : dans cetteclasse justement, pas de notes sur 20 pendant un trimestre, mutualisation desheures d'aide individuelle, concertation fréquente de l'équipe enseignante,actions ponctuelles diverses (semaine Alfred Hitchcock, création musicale avecdes artistes professionnels, etc.) Mais l'impression qui ressort de cetteexpérience, c'est la réticence des élèves, je dirais même leur résistancepassive. Classe souvent muette face aux questions posées, image très fortementnégative de soi (je suis nul en ci, je n'ai jamais rien compris à cettediscipline, etc.), réflexions par avance défaitistes'
Et quelques anecdotes, quelquesimages qui me restent en mémoire de cette année :
1) l'élèveY, juste avant l'heure d'aide individuelle où il est censé venir, me dit qu'ilne peut pas, car sa mère passe le chercher pour une course à faire :école : 0 ' consumérisme 1.
2) L'élèveZ, un autre soir, essaye de négocier pour ne pas aller en aide, car une amiedoit venir le chercher en scooter, pour aller faire les magasins, à Orléans(nous sommes vendredi, il est 17 heures, Orléans se trouve à 35 km :allons, allons, faire des courses là-bas, à cette heure ') Ecole : 0' consumérisme 2.
3) L'élèveW, un jour de répétition pour le spectacle musical, arrive en cours avec sonbaladeur sur les oreilles, et les mains dans ses poches : difficile de luifaire couper ce cordon pendant le travail : il préfère écouter sa musique,plutôt que pratiquer la sienne, créer ses propres sons. Ecole : 0 'consumérisme 3.
4) L'élèveZ, au tout début de l'année, arrive en classe avec un tee-shirt très tendance,où est écrit : « darkness of the wildside ». Il en a acheté deuxidentiques, m'explique-t-il, car ils étaient vraiment « trop beaux ».Je lui demande s'il saisit le sens de cette phrase, que tout de même, il exhibedevant tout le monde. Il me répond benoîtement qu'il n'en a aucune idée. Ecole0 ' consumérisme 4
Bien sûr, il peut sembler facile de coller quelques imagesde cette façon, et de les faire parler pertinemment, j'en conviens. Mais ce queje vois, ce que je ressens dans tout cela, c'est un mélange de haine de soi(chez les élèves, mais parfois également du côté des professeurs), de refusinconscient de partage et d'apprentissage, et pour moi, qui enseigne, cedésagréable sentiment d'être toujours en train de ramer, au titre dereprésentant de la nation (on peut dire autrement : « fonctionnaire »,mais ce mot a pris un peu de plomb dans l'aile) contre une culture dominante,qui met en avant l'avoir, la consommation, le refus du recul critique, del'analyse, et même si l'on est très pessimiste, de la pensée elle-même.
Ce dont j'ai peur, maintenant, c'estqu'avec le nouveau président de la République, nous entrions dans un telultra-libéralisme d'Etat, que notre mission d'enseignant risque de ressemblerde plus en plus à un supplice mythologique, type Sisyphe, et que la pente soitde plus en plus raide, et le rocher de plus en plus gros. Autant dire que nouslutterions, avec des armes de plus en plus insignifiantes, contre un adversairede plus en plus coriace, et d'autant plus invincible qu'il sera lui-mêmesoutenu par les représentants du peuple qui nous rétribuent. Cruelleschizophrénie.
Enfin, pour conclure :j'ajouterais que j'ai lu la semaine dernière La télécratie contre ladémocratie , de Bernard Stiegler, et que je suis à la fois soulagé(j'ai enfin trouvé une pensée systématique, conceptuelle, qui me paraît justeet non partisane, pour comprendre la situation de l'école, qu'en quelques motsje viens d'esquisser à travers mon exemple particulier), et aussi effrayé(comment sortir de ce gouffre aux parois de plus en plus abruptes etglissantes, la nouvelle donne politique nationale aidant, ou plutôt n'aidantpas')
Ne pouvant malheureusement êtreavec vous ce samedi, je vous salue très amicalement, et vous souhaite bonneréflexion.
Jean-Thiébault URBAN, Professeurde Lettres dans un lycée rural de province.