association internationale pour une politique industrielle des technologies de l'esprit
Indices, témoignages, inscriptions : art et mémoire à l'heure d'Internet<'xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" />
Notes pour un projet en cours
Par Yann Chateigné, Novembre 2004
Internet, comme toutes les inventions marquantes ayant trait à la reproduction, a profondément modifié notre relation à l'image et au son. Si la photographie, comme le phonographe, apparus au milieu du 19ème siècle, étaient liés à la révolution industrielle et aux prémisses de l'esthétique moderne, Internet et les ordinateurs personnels commencèrent de se développer de manière quasiment symétrique dans les années 1980, au moment précis où le débat sur les questions liées aux notions de postmodernisme, de faillite des idéologies et de fin de l'histoire animaient les penseurs et les artistes. Si Internet peut être considéré, au même titre que l'imprimerie au 15ème siècle, comme une technologie de mémoire à travers sa capacité à reproduire, puis à donner accès à différents types de documents à un nombre toujours plus important de personnes, son utilisation grandissante conduit à une interrogation de première importance sur la question de la mémoire, et à une série de paradoxes.
Le développement des techniques numériques de stockage des données nous laisse penser que nous pouvons conserver toujours plus de documents : il participe au « mirage » qui nous pousse à croire que nous pourrions tout conserver. Mais la volatilité des fichiers numériques, le contenu constamment changeant du Web, l'apparition et disparition régulière des sites Internet nous fait prendre conscience que nous n'avons pas le temps d'enregistrer cette totalité mouvante. Comment opérer des hiérarchies au sein de la base de donnée infinie que constitue Internet ' Conserver, pour qui, pour quoi ' Dans quel but ' Quelles peuvent être les implications de la délégation continue de notre mémoire à des machines, à des « mémoires artificielles » ' Et même, quelle est la matérialité du document numérique ' Mène-t-elle à une non-altération théorique de son état physique, à la permanence du nouveau, à la fin de la mémoire '
Nous supposons, aujourd'hui, que « tout le monde » a accès à l'information disponible sur Internet. D'un autre côté, dans cet « océan d'information », dans certains cas, « tout le monde » n'équivaudrait-il pas à « personne » ' Quels outils et quelles stratégies d'orientation pouvons-nous alors développer ' Le volume d'information que chacun doit assimiler chaque jour suppose que nous soyons surinformés à l'heure d'Internet. Mais, si il est aisé de manipuler l'information grâce à différentes techniques de traitement et de diffusion informatiques, comment pourrions-nous vérifier l'information qui est en circulation ' Par ailleurs, est-ce que l'information va remplacer la question de l'expérience ' Internet va-t-il désintégrer totalement la notion même de « document », et effacer encore plus la frontière entre la « réalité » et la « fiction » '
Bookmarks, téléchargements, playlists, moteurs de recherche, peer to peer, blogs, hoaxes et « googlisme » sont autant d'aspects culturels, sociaux et politiques liés à la pratique quotidienne d'Internet, et ce pour des millions de personnes aujourd'hui. Si ces questions et ces paradoxes sont aujourd'hui en débat dans de multiples champs de la pensée, comme dans ceux des institutions, qu'elles soient publiques ou privées, culturelles ou non, au-delà même du domaine des archives, des bibliothèques ou des musées qui en sont parmi les premiers concernés, dans ce contexte, qu'en est-il de l'art ' En me fondant sur la présentation de projets spécifiques réalisés par des artistes issus de différentes générations, je me propose ici d'interroger les implications actuelles de ces transformations majeures.
1. Le temps de la désorientation
Toute personne utilisant régulièrement Internet connaît l'usage d'une série d'outils lui permettant de s'extraire du flux d'information. Ces outils nous permettent de nous orienter : l'utilisation des bookmarks, par exemple, constitue un moyen d'enregistrer l'adresse d'un site web, afin de le consulter à nouveau sans avoir à effectuer une nouvelle recherche. Cette pratique quotidienne d'appropriation et d'inscription fait écho, dans son nom même, aux petits morceaux de papier qu'il est d'usage de placer entre les pages d'un livre pour se rappeler de l'emplacement d'un texte que nous voudrions relire. Les bookmarks constituent donc des marqueurs au sein d'un continuum, comme les petites pierres blanches semées par le Petit Poucet du conte de Perrault. Ils représentent donc des repères mnémoniques. Ainsi, les usagers peuvent constituer une liste de « Favoris », un choix de liens qu'ils souhaitent classer pour une visite ultérieure. Ceci est particulièrement utilisé aujourd'hui pour la consultation des blogs (ou weblogs) sorte de journaux intimes, carnets de notes, recueils de pensées ou supports d'information « autonomes » écrits au jour le jour sur Internet. Il est ensuite possible de partager ses Favoris avec d'autres, afin de donner accès au produit de ses propres recherches.
L'artiste, designer et programmeur _erational (France), dans Dead memories1 propose en guise « d'autoportrait » sur Internet une liste d'adresses url, associant chaque référence à un jour de l'année 2001. Ce projet propose la rencontre de deux pratiques, les bookmarks et le blog, mettant en 'uvre un collage, une collision, entre histoire de « l'Art » et technique « par défaut ». L''uvre fonctionne alors comme une Vanité, se référant tout autant à l'histoire ancienne (l'art de <'xml:namespace prefix = st1 ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:smarttags" />
Sur les mêmes bases, Claude Closky (France, né en 1963) réalise en 2000 pour le Centre Pompidou Calendrier 2000 2. Présenté sur le site de l'institution à l'occasion de l'exposition intitulée Le Temps, vite 3 le projet opte pour une interface inspirée du design « par défaut » des sites personnels. L'artiste y associe à chaque jour de l'année 2000 une simple phrase, extraite d'une publicité lue le jour même, avec mention de la source ' la marque ' comme « auteur » de ces maximes détournées avec humour. Closky brouille ainsi les frontières entre privé et public, pensées personnelles et conditionnement par l'industrie, philosophie et communication. Calendrier 2000 apparaît dès lors comme l'image d'une mémoire informée, transformée par la répétition quotidienne des slogans et des mots d'ordres médiatiques et publicitaire. En les accueillant comme une liste de pensées inscrite au quotidien, l'artiste opère avec ironie un déplacement singulier : à une vision du monde critique, poétique et politique est substituée une suite de slogans ventant le luxe et la consommation sans limite.
2. Une archéologie de l'information
Il faut rappeler ici qu'avant de régir le temps de travail et de consommation des sociétés actuelles, le calendrier, inventé dans l'Egypte ancienne, 3000 ans avant notre ère, était l'un des premiers usages mnémotechniques. Il constituait alors un moyen d'enregistrer et d'organiser le temps, afin de le partager avec l'ensemble du groupe social. C'était avant l'invention de l'écriture alphabétique, qui apparut en Grèce 2500 ans plus tard. Appris et mis en commun par les populations, l'alphabet est la condition d'existence de la polis, de la ville grecque et de
Cette pratique de la liste, cette proposition d'une nouvelle archive du monde technologique s'inscrit dans une longue histoire de l'extériorisation. Depuis les dessins dans le sable de Ménon chez Platon jusqu'aux écrits récents de Stiegler, l'inscription apparaît comme le premier geste de matérialisation de la pensée, de la réflexion comme réminiscence, c'est-à-dire de la pensée créatrice comme corrélat de
Page Sucker ' skull.jpg, réalisé en 2002 par l'artiste Ludovic Burel et le graphiste Regular (France, nés en 1968 et 67) est le premier numéro d'une série de publications fondées sur la recherche sur Internet, autour d'un mot-clé unique, d'images de toutes provenances compilées et réorganisées en livre. Page Sucker est en effet un logiciel permettant d'extraire un site, et de le conserver sur son disque dur pour une consultation ultérieure. Le mot-clé utilisé, « crâne », choisi pour ses différents registres de sens et ses résonances métaphoriques, permet aux artistes de collecter un nombre important d'images, qui sont ensuite sélectionnées et présentées comme le produit d'une recherche archéologique. Entre l'exposition de documents personnels et anonymes (sites scientifiques, publicitaires, pages personnelles, communautaires') et l'anthropologie du monde numérique, les artistes proposent une lecture possible d'un média en évolution continue. Ils offrent une coupe, les résultats interprétés d'une approche objective, critique et scientifique, le produit d'une fouille au c'ur de l'information. Entre culture populaire et imagerie scientifique, trash et activisme politique, la publication, articulée avec rigueur sous la forme de doubles pages propose, de manière continue, la juxtaposition de deux images. Cette méthode évoque une pratique héritée de certains historiens modernes inventeur de l'analyse iconographique, comme Heinrich Wölfflin. Il n'est pas le lieu ici d'interroger la singularité, après des théoriciens comme Benjamin Buchloh et Hal Foster, des artistes comme Gerhard Richter, Hans-Peter Feldmann ou Christian Boltanksi, d'un regard renouvelé sur ces figures modernes que sont, entre autres, Wölllflin, Panofsky et Warburg, devant de nouvelles tentative de saisir et d'organiser une totalité mouvante, sous la forme de séries d'images trouvées. D'autres études nous permettront de développer ce phénomène spécifique. Mais il est en effet question, ici, dans un contexte différent, d'une tentative d'une lecture du monde à travers ses représentations, des activités des hommes à travers la manière dont ils se voient. Burel et Regular proposent de présenter sans commentaire, le texte s'effaçant au profit d'une écriture par l'image trouvée, le portrait d'une multitude d'individus en forme d'inventaire, entre fascination et Vanité. Dans ses dernières pages, Page Sucker présente enfin, sous la forme d'une liste, les multiples sources, sous la forme d'url de sites Internet, où les artistes ont puisé leurs images.
En 2001, l'artiste Dr-Brady (France, présent dans
2. Données et fiction: googlisme, hoaxes et placebos
Fondé à Nice en 1987, le Cercle Ramo Nash, groupe d'artistes anonymes appartenant à
Avec Sealand Identity Project 8, le graphiste néerlandais Daniël van der Velden (Hollande, né en 1971) pointe aujourd'hui, de même, un phénomène accru de déréealisation. Fondée dans les années 1960 par un couple qui acquit une plateforme pétrolière abandonnée, Sealand est une principauté, une « micro-nation » 9, un état alternatif dont ils se nommèrent roi et reine. La caractéristique de ce pays est de ne disposer, comme seul espace physique, que de cet espace réduit au large des côtes hollandaises. Mais Sealand est avant tout une domiciliation informationnelle, une simple « adresse » utilisée pour développer sur Internet un « metahaven », un espace de stockage de données protégées par les lois régissant ce pays. Sealand n'existe donc pas comme un espace à vivre « réellement », mais comme un pays, par ailleurs tout à fait traditionnel (on peut en être citoyen, bénéficier d'un passeport, d'une monnaie') existant uniquement en tant qu'information (il est fait d'informations) ' et pour l'information. Sealand développe alors une indenté spécifique, comme une zone où les droits sont différents, une manière d'alternative politique au contrôle de ses rivaux internationaux. Il a alors été confié Van der Velden de concevoir l'image du pays, l'identité visuelle globale de
Le projet de Peinture Placebo© (2002) des architectes Jean-Gilles Décosterd & Philippe Rahm (Suisse, nés en 1963 et 67 11) se fonde sur une appréhension de l'espace comparable. Entre expérience physique et représentation mentale, le projet interroge notre rapport à l'architecture à travers les notions d'information et de mémoire, de physiologie et de psychologie. Pour se faire, Décosterd & Rahm travaillent avec Patrick Lemoine, psychiatre spécialiste de l'effet placebo, pour réaliser un double espace : les deux salles du projet (par ailleurs a priori totalement vides et blanches) se voient recouvertes d'une peinture dans laquelle est diluée une infime dose de fleur d'oranger pour l'une, de gingembre pour l'autre. Un simple cartel mentionne cette procédure, ainsi qu'une bande-son, inaudible, réalisée par le célèbre groupe de musique pop Air. Cette simple information donne au visiteur le sentiment, dans la chambre fleur d'oranger, d'une certaine quiétude, un désir de se détendre, voire de dormir, et dans l'autre, teintée de gingembre, d'excitation, de gaîté. Pourtant, le visiteur sait que les doses de ces éléments sont trop peu importantes pour développer chez lui un véritable impact physiologique. L''uvre fonctionne par son simple pouvoir de suggestion, et met en scène la manière dont notre perception de l'environnement, comme par ailleurs de l'art, est conditionné par l'information (mots d'ordres, publicités, cartel), le langage et la mémoire, transformant physiquement notre appréhension du réel. Ce projet, présenté sous la forme d'une « construction-témoin », support d'une expérience, est pour autant une 'uvre théorique, interrogeant les limites éthiques de l'architecture. Formalisation d'un possible à la fois fascinant et angoissant, l''uvre fonctionne comme d'une manière proche d'une certaine science-fiction où, pourtant, la menace pointée est réalisable. Réduite à presque rien, une forme presque vide, support de projection de tous les possibles, elle est active et efficiente, à travers la simple énonciation d'une idée.
4. Industrialisation de la mémoire et stratégies d'invisibilité
La troisième mémoire, telle que
Tino Sehgal (basé à Berlin, né en 1976) fonde l'ensemble de ses projets récents sur l'idée que ses 'uvres, établies sur un protocole d'interprétation d'une série d'actions dans un contexte donné, ne peuvent être en aucun cas documentées, de quelque manière que ce soit (écriture, photographie, film, enregistrement sonore). L'artiste, comme le propriétaire de l''uvre et ses différents interprètes, ne peuvent alors que garder mentalement la mémoire de l''uvre, pour la transmettre de manière orale. Cette contrainte demande une prise en charge particulière, elle-même fondée sur la réinterprétation continue, et donc la possible transformation, déperdition, voire disparition de l''uvre, liée à la vie même et aux activités quotidienne de ses porteurs, de ses « témoins. » Le contrat qui lie l'artiste et ses partenaires est, de même, oral, et ne supporte aucune inscription sur support externe. Ces 'uvres apparaissent souvent comme la réalisation, aux limites du perceptible, d'actes étranges, très légèrement décalés par rapport aux attentes habituelles de
Patrick Bernier (France, né en 1971), propose un projet comparable avec Quelques K de mémoire vive (2003). Cette proposition, se présentant comme un « catalogue » de son travail, a été réalisée avec Carlos Ouedraogo, conteur africain. Durant plusieurs sessions de travail, l'artiste a raconté au conteur ses différentes expériences artistiques. Ouedraogo, mémorisant l'histoire de Bernier, devient sa mémoire vivante, dans la tradition africaine des griots. Comme chez Sehgal, le projet ne peut être documenté par aucun moyen extérieur, ni pour l'artiste, le conteur, l'institution, la galerie, ou le public. La pièce est ensuite présentée publiquement, à la manière d'un conte « traditionnel. » En mêlant différents publics, celui de l'art et des contes, Bernier propose la circulation de son travail dans des champs sociaux distincts, proposant autant de passages interculturels. Le titre du projet joue de différentes significations : la « mémoire vive » est à la fois une mémoire vivante, en opposition à la mémoire inscrite des supports, et la mémoire vive de l'ordinateur (Random Access Memory, communément opposée à
Ces stratégies d'invisibilité apparaissent alors comme autant de formes d'interrogation sur le statut de la mémoire, toutes deux héritières, à leurs manières, d'une histoire de l'art liées aux pratiques conceptuelles des années 1960. Elles puisent également aux confins de la tradition orale, convoquant ses aspects anthropologiques, esthétiques, politiques et économiques. Le Collège Invisible, groupe de recherche composé de jeunes artistes, initié à partir de 2001 par Paul Devautour à l'Ecole des Beaux-Arts de Marseille, reprend le nom d'une société secrète, qui comme nombre de groupes de ce type à l'époque moderne, nommait un collectif d'individus « éclairés », conscients que le savoir qu'ils détiennent ne peut être partagé qu'en secret 12. Face à l'industrialisation de la mémoire, ces artistes proposent une alternative, se nourrissent aux sources de pratiques exogènes, pour opérer différemment dans le champ artistique.
En 1961, Guy Debord et quelques acteurs situationnistes étaient à Hambourg, sur le retour d'une rencontre politique. Ils décident alors, dit-on, d'énoncer les préceptes de l'organisation future du groupe pour les années à venir. Ces décisions de première importance, annoncées par la suite comme capitales pour le devenir des différentes insurrections politiques des années 1960, les membres présents décident de ne pas les inscrire, mais de les garder en mémoire. A la manière d'un pacte oral primitif ou d'une décision politique héritée des pratiques des services secrets, qui refusent d'inscrire les informations les plus capitales, les situationnistes optent pour un refus de l'écriture, et donc de l'inscription sur support. Ces discussions devinrent les Thèses de Hambourg 13: outre les personnes présentes ce jour là, personne ne semble avoir gardé trace de ces actes, qui devinrent, dès lors, mythiques. Dans une époque de transparence globale, d'exposition continue de l'intimité comme gage « d'authenticité », de divulgation permanente du « secret » comme matière première alimentant les différentes industries et les multiples cultes de la personnalité, cette stratégie de retrait, de réduction, d'invisibilité et de silence apparaît comme un modèle appropriable, pour différentes raisons, et à différentes fins. A l'ère de la synchronisation des consciences, la mémoire est plus que jamais une question de position. Certains artistes, nous l'avons vu, ont fait leur choix, ont défini leur voie. Mais, comme toute stratégie, ce choix peut-être nécessairement modifié, et peut changer en fonction d'une transformation possible, et rapide, du contexte.
Ce texte constitue la retranscription et la traduction en français d'une conférence donnée en anglais dans le cadre du séminaire « Internet, Culture and Society, French and American Perspectives », University of Texas, Austin, du 18 au 20 Novembre 2004.
Yann Chateigné est né en 1977. Il vit et travaille à Paris (France). Critique, curator, il est chargé de mission à