La lecture: exercice spirituel, technique de soi

Publié par agiffard le 10 Octobre, 2005 - 20:13
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Idée du lecteur

 

Récemment, j'ai essayé de rapprocher le peu d'importance accordée par les différentes théories contemporaines de la lecture au lecteur comme sujet, de la question de la lecture comme " technique de soi ".

 

" Au fond, ce que nous ne trouvons pas dans la théorie de la lecture, et, notamment, dans la théorie littéraire de la lecture, c'est une conception de la lecture comme " technique de soi " au sens de Foucault. La théorie contemporaine s'est détournée de la tradition ancienne qui envisageait la lecture comme " art ", comme méthode, non seulement pour accéder au texte et contribuer à sa signification, mais aussi pour parfaire la culture du lecteur, en tant que culture de soi. "

 

Bibliothèques intérieures

 

Dans un livre récemment publié, Brian Stock propose précisément une telle approche de la lecture (et de l'écriture) comme pratique(s) méditative(s), de l'Antiquité tardive à la fin du Moyen Âge. Bibliothèques intérieures rassemble des essais parus entre 1997 et 2003, pour la plupart publiés en traduction par la revue " Conférence ".

 

En voici quelques titres : " Lecture, éthique et imagination littéraire ", " La connaissance de soi au Moyen Age " (leçon inaugurale au Collège de France), " L'histoire de la lecture : thérapies de l'âme dans l'Antiquité et au Moyen Âge ", " De la réminiscence philosophique à la réminiscence littéraire ". On trouvera un indice évident de la difficulté à " poser la question du lecteur " dans la traduction suivante : " Minds, Bodies, Readers " devient " Le corps, l'esprit, la lecture ".

 

Ces essais encadrent le livre non traduit de Brian Stock, " After Augustine, The meditative reader and the text ".

 

Ici je me contente de mettre l'accent sur certains traits de Bibliothèques Intérieures qui m'apparaissent pouvoir intéresser et informer la démarche commune d'Ars Industrialis. Nécessairement, mon compte rendu, sans être complet, durcit les aspects systématiques du livre.

 

Lecture et méditation

 

Le point central, c'est l'association lecture-méditation. Comme pratiques, lecture et méditation sont toutes deux des exercices, des exercices de l'esprit comme il y a des exercices du corps. A ce titre, elles peuvent être associées dans une séquence ordonnée, typiquement : lecture/méditation/prière/contemplation.

 

Brian Stock qualifie ainsi la lecture et la méditation de pratiques contemplatives, ce qui ne signifie pas qu'elles se confondent avec l'exercice de contemplation dont elles ne sont que la préparation, mais qu'elles relèvent de la vie contemplative.

 

Lecture et méditation sont doublement associées.

 

D'une part, la lecture qui n'a pas sa fin propre, qui n'est qu'un commencement, rebondit en quelque sorte dans la méditation. D'un point de vue éthique, le lecteur porte la responsabilité de l'expérience qui suit la lecture.

 

D'autre part, la méditation ne se conçoit pas sans l'appui sur les écritures ; elle est meditatio in lectione. Brian Stock reprend ici le point de vue de Jean Leclercq : " Dans la tradition chrétienne comme dans la tradition rabbinique, on ne peut méditer autre chose qu'un texte, et, puisquie le texte est la parole de Dieu, la méditation est le complément nécessaire, presque l'équivalent, de la lectio divina ".

 

Dans une telle conception, le rôle de la mémoire, ou, plutôt, celui de l'anamnèse ou réminiscence est décisif (chez Hugues de Saint Victor, c'est elle qui assure la qualité du passage entre lecture et méditation).

 

Historicité de la lecture comme exercice spirituel

 

Dans ce recueil, comme dans After Augustine, Brian Stock propose une historicité de ce type de lecture, c'est à dire une origine et une évolution, sous forme de deux bifurcations.

 

Le point de départ, c'est Augustin. Brian Stock considère qu'il " inaugure l'âge du philosophe lecteur dans la littérature occidentale ". Alors que la pratique de l'autobiographie, et même de la biographie peut être condamnée par Plotin, par exemple, Augustin insinue que connaissance de soi et représentation de soi ne peuvent être dissociées. " A travers une seule 'uvre, les Confessions, Augustin a transformé la pratique contemplative de l'Antiquité en pratique littéraire et contemplative pour l'époque moderne ".

 

Après Augustin, l'histoire des pratiques contemplatives se développe à l'intérieur des exercices de dévotion associés à la lecture des écritures saintes.

 

Brian Stock distingue trois sortes de lecture, ou de philosophie de la lecture : la lectio divina (Anselme, Bernard, Guillaume de Saint Thierry, Guigues, Hugues de Saint Victor), la lectio spiritualis (Geert Groote, Richard Rolle, Thomas A Kempis, Ignace de Loyola, Erasme) et la lectio soecularis (Bernard Sylvestre, Alain de Lille, Dante, Chaucer, Pétrarque).

 

Pour s'en tenir à la différence entre lectio divina et spiritualis : la deuxième se développe à partir de la première quand celle ci tend à se scinder entre contemplation et analyse (c'est le moment propre d'Hugues de Saint Victor) ; elle manifeste la persistance d'une lecture contemplative, mais, en même temps, selon Stock, là où la lectio divina s'appuyait sur la continuité lecture/méditation, la lectio spiritualis peut s'appliquer aux états de pensée surgis à partir de ou après la lecture. La lectio spiritualis est plus " intérieure ", plus orientée vers le lecteur ; elle fera une place plus grande à l'écriture où à la composition d'images comme pratiques spirituelles.

 

Exercice spirituel, technique de soi

 

Il y a donc deux thèses chez Brian Stock : la première sépare la lecture méditative chrétienne du fond antique des pratiques contemplatives ; la seconde distingue lectio spiritualis et lectio divina.

 

La première thèse, appuyée ici sur les travaux de Pierre Hadot, reconnaît une continuité avec la " connaissance de soi " et la méditation antique. En revanche, Brian Stock diffère explicitement de Michel Foucault sur l' " écriture de soi ". La différence ne porte pas sur l'idée, mais sur l'histoire de la pratique. Au fond, Stock ne croit pas que le soi, comme " quelque chose sur lequel il y a matière à écrire ", soit une tradition déjà établie à l'époque d'Augustin (Foucault) ; il pense plutôt que cette tradition débute avec Augustin, après Augustin.

 

Un autre point de désaccord avec Foucault est le peu d'importance que Brian Stock accorde aux hypomnemata, et plus généralement aux aspects extérieurs de la technique. Pour Stock, à la différence de la Renaissance et de la Réforme, les changements intervenus dans la culture chrétienne de la lecture ont peu de rapport avec l'évolution de la technologie et de la culture du livre dans l'antiquité tardive (c'est à dire le passage au codex).

 

Les membres d'Ars Industrialis trouveront dans ce livre des références proches de leur préoccupation : sur les " maladies de l'esprit " et leurs thérapies, sur le rôle des exercices spirituels, sur la relation entre sujets et pratiques. Le débat à peine esquissé avec Foucault montre bien à quel point l'histoire du processus de " grammatisation " (B. Stiegler) est ouverte.

 

Références :

 

Brian Stock, Bibliothèques Intérieures, Jérôme Millon éditeur, 2005.

 

Brian Stock, After Augustine, The meditative reader and the text, Presses de l'Université de Pennsylvanie, USA, 2001

 

Revue Conférence, textes de B. Stock :
http://www.revue-conference.com/modele.php'page=auteur&idobjet=1507

 

Alain Giffard, Idée du lecteur, dans " Nouveaux médias, nouveaux langages, nouvelles écritures ", Editions l'entretemps, 2005

 

Ou :
http://alaingiffard.blogs.com/culture/2005/01/ide_du_lecteur__1.html