association internationale pour une politique industrielle des technologies de l'esprit
A peine le projet de loisur l'automédication présenté par RoselyneBachelot, et dans le sillage des propositions de la commission Attalipour la libération de la croissance, voici que Michel EdouardLeclerc lance un spot publicitaire en faveur de la vente libre, dansses officines de parapharmacie, des médicaments pouvant êtredistribués sans ordonnance médicale. Cette campagne decommunication s'inscrit dans le droit fil des dériveslibérales défendues dans le rapport surl'automédication. Tel un cheval de Troie – certes aussidiscret qu'un éléphant dans un magasin de porcelaine –Michel Edouard Leclerc s'engouffre dans la brèche ouverte parles orientations politiques récentes du ministère de lasanté. En effet, des franchises médicales audéveloppement des pharmacies franchisées par deschaînes de grande distribution, il n'y a qu'un pas que le senshabile du lobbying de la famille Leclerc(1) franchit sans retenue.Certes, Michel Edouard Leclerc n'en est pas à sa premièrecampagne où les arguties financiers les plus vils se parentdes oripeaux de la révolte politico-sociale(2). Le problème,en l'occurrence, réside dans le fait qu'à la différenced'un homme politique, Leclerc n'a de compte à rendre àpersonne : ni à ses clients (quoiqu'il en dise), encore moinsà ses salariés (les caissières pourraient sansdoute en témoigner).
Or, la gestion de lasanté reste un domaine éminemment politique, quidevrait normalement s'affranchir des logiques de marché. Enrabaissant la question de la prescription médicale à unstrict problème de pouvoir d'achat comme il le fait dans sonspot publicitaire, Leclerc se rend coupable d'un crime de santépublique. En effet, l'argument massue consiste à dire que lesmagasins Leclerc peuvent, par le biais de leurs officines, vendre lesmédicaments 25 % moins chers (ce qui est loin d'êtredémontré). Par le truchement d'une ménagèrede moins 50 ans, la publicité présente une femme quisouhaite guérir de son rhume sans léser sonportefeuille. Lorsque cette dernière va voir son médecin,ses médicaments remboursés sont présentéssous la forme de centaines de feuilles de soins qui tombent du ciel,signe du mépris de l'industriel à l'égard de laprotection sociale et du corps des médecins généralistes,réduits à être considérés comme desmachines à prescrire(3). La « mère Michel »version 21e siècle de cette publicité est une femmemoderne, qui n'a pas le temps d'aller voir le médecin, quisait parfaitement pourquoi elle est malade et souhaite donc sesoigner avec les médicaments délivrés sansordonnance qu'elle connaît parfaitement. Problème, cesderniers coûtent trop chers aux yeux de la radine « engoncée »dans son pavillon résidentielle. Mais grâce àLeclerc, sorte de Zorro de la consommation, tout va s'arranger. Lesmédicaments, comme les autres produits, seront moins cherspour peu que ses administrations d'Etat procédurièresveulent bien moderniser le marché.
Le problème estqu'un médicament n'est pas un produit comme les autres et enla matière, il faut avant toute chose profondémentréformer le système médical dans son ensemble.En limitant autant que possible les capacités de nuisance etde pression des industries pharmaceutiques d'une part, et endécloisonnant les frontières qui séparent lesprofanes des initiés, les patients des médecins d'autrepart. Il est frappant de constater que les projetspolitico-économiques visant à favoriserl'automédication interviennent à un moment où lapénurie de médecins généralistes n'apeut-être jamais été aussi importante depuis desdécennies et où, par conséquent, le déficitde discours sanitaires et de « propédeutique ducorps », se trouvent grandement fragilisés. Dans unmode idéal, soucieux du bien commun, pénétréde pédagogie et d'éducation à la santé,on pourrait sans nul doute favoriser l'automédication etlaisser les gens assumer pleinement une part d'introspectionmédicale. Le problème avec la publicité desmagasins Leclerc et le message idéologique qu'elle véhicule,reste que l'objet médical se trouve amalgamé àl'achat de petites pilules, dont les bénéfices nes'estiment plus en fonction de la validité thérapeutiquede la prise, mais celui de l'intérêt consuméristeque le client – et non plus le patient – en retire.Certes, on peut arguer que le consumérisme médicale estancien. Je l'ai d'ailleurs indiqué sur ce site dans unprécédent texte(4). Néanmoins, l'incitation auxpratiques automédicatrices, inscrites dans le cadre d'unepolitique européenne d'assujettissement de la communicationsanitaire aux intérêts des grandes firmespharmaceutiques, comporte des risques majeurs, dont l'un desprincipaux consiste à favoriser l'hermétisme du savoirthérapeutique(5). En effet, l'évaluation d'unethérapeutique répond à un schémacomplexe, fondée notamment sur la mise à jour desconnaissances médicales et le suivi des patients. Latechnologie industrielle et les progrès considérablesqu'elle a pu générer dans les soins médicaux –dont il ne s'agit nullement ici de nier les bienfaits – apermis de réduire de manière significative les taux delétalité(6). Ce progrès indéniable a eu,pour reprendre une terminologie médicale, des effetsiatrogènes, à savoir qu'il favorise un rapportmédecin-patient fondé davantage sur le clientélismeproductiviste que sur le temps d'un échange oùl'heuristique médical favorise l'écoute, lacompréhension et finalement le partage du savoir avec unpatient disposant quant à lui du temps et de l'espacenécessaire pour formuler le ressenti empirique des maux quil'affligent. Or, comment tout cela est possible dans un systèmede santé où la pénurie de médecinsgénéralistes et l'agressivité des stratégiesde lobbying des industries du médicament, conduisent àtisser une couverture médicale réduite à peau dechagrin dans laquelle les praticiens se trouvent encouragés àeffectuer une soixantaine de consultations par jour ' Plus le tempsde mettre à jour ses connaissances médicales, encoremoins celui essentiel de les partager avec le patient, etconséquemment une délégation de ce savoir àdes industries pharmaceutiques qui envoient des VRP bienveillants etfinancent des colloques tout en ornements et exotisme pour mieuxfaire avaler la pilule, sans mauvais jeux de mots.
La campagne de MichelEdouard Leclerc tend à favoriser l'occultation du problèmefondamental qui est celui de la réforme (la vraie) desprofessions médicales, en faveur d'une revalorisation sansprécédent de celle de médecin généraliste,avec en filigrane la redéfinition du modèle de paiementà l'acte, qui contribue à instaurer un relationclient-professionnel au détriment de celle plus noble depatient et de médecin. Que les médecins généralistessoient la dernière roue du carrosse des sciences médicales,surprendrait plus d'un médecin du XIXe siècle, cesderniers ne pouvant imaginer – à juste titre –qu'un professionnel de la santé ne soit pas d'abord et avanttout un généraliste(7). Plus profondément, ilfaut que la médecine opère une vraie révolutionéthique par rapport à ses missions et les manièresd'appréhender son rôle social et éducatif. Latechnicité industrialiste tend à gommer les formesd'humilité qui résidaient, par exemple, dans les proposd'un grand médecin du début du XIXe siècle,Pierre Jean Georges Cabanis : « chez les hommes dont lavie civile n'a pas trop altéré les goûts, et dontl'imagination n'égare pas l'instinct, celui-ci parle souventd'une manière assez claire. Il a précédéla médecine ; il peut la suppléer, il peut l'éclairerencore ; et ses indications ne doivent jamais êtredédaignées(8) » Ce n'est pas chez Leclerc etses officines de propagande consuméristes que l'on assistera àla transformation pratique de ce type de discours. Comme l'écritChristian Lehmann en évoquant son combat pour une médecineplus attentive aux patients et plus combative à l'égarddes capacités de nuisances des nouveaux charlatans ducapitalisme, « ça commence aujourd'hui »
Souvenez-vous des affiches de mai 68 et des slogans détournés du genre « il est interdit d'interdire le pouvoir d'achat »
Comme si les industriels du médicaments et les politiques libérales en matière de santé n'étaient pas les principaux responsables de l'augmentation des prescriptions pharmaceutiques. Lire à ce sujet l'excellent ouvrage de Ch. Lehmann, Patients, si vous saviez : réflexions d'un médecin généraliste, Paris, Robert Laffont, 2003.
http://www.arsindustrialis.org/Members/gberiet/BERIET_AUTOMEDICATION
http://prescrire.org/aLaUne/dossierEuropeCommDirecteOpposition.php
N'oublions qu'il y a à peine un siècle, il fallait plusieurs semaines pour soigner une bronchite.
Bonah, C., Instruire, guérir, servir : formation, recherche et pratique médicale en France et en Allemagne pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2000.
Cabanis P.J.G, Du dégré de certitude de la médecine, Genève, Slatkine, 1989 [1803], p. 39