Les grammatisations du lecteur

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Compte-rendu annoté de la conférence de Bernard Stiegler sur les grammatisations du lecteur à la Cité du livre d’Aix-en-Provence lors du colloque Les métamorphoses du livre numérique les 30 novembre et 1er décembre 2009.
 
 
L”intervention de Bernard Stiegler a lieu en clôture du colloque pour amener une perspective philosophique aux débats entre économistes, chercheurs et professionnels du livre qui ont eu lieu depuis la veille dans une verrière bouillonnante d’idées, de sueur, d’hormones et  de débats.

14h 24, Bernard Stiegler Commence sa conférence devant environ cent-cinquante personnes. Les banquettes sont légèrement (certains diraient un poil) clairsemées. A ses côtés, Alain Giffard qui lui fera la conversation après son exposé. Développant son raisonnement à partir de la lecture d’un mac, derrière ses lunettes rondes, Stiegler commence son exposé. Partant d’un point de vue conceptuel, Stiegler y développera en deuxième lieu les finalités poiltiques et pratiques.

Il met tout de suite en avant l’intérêt très ancien qu’il porte pour la lecture et notamment pour la lecture numérique. Il a notamment dirigé l’exposition avant-gardiste Memoires du futur montée au Centre Pompidou en 1987 dont il sera le commissaire d’exposition. Les questions qu’il pose sont très vite énoncées :

A quoi servent les métiers du livre à l’heure d’internet et de Google ?

Que peut-on faire faire pour accroître la lecture la plus pertinente, une lecture attentive et approfondie grâce à cet instrument qu’est le support numérique ?

Il s’agit de définir quelles réflexions préalables on doit tenir avant de discuter avec Google. Ne pas faire de Google un interlocuteur serait une grave erreur,il est trop présent sur la toile pour en faire l’impasse. Il a créé un algorithme, par une grande intelligence industrielle, qui a des conséquences sur de grands pans de la culture occidentale tant dans le domaine de l’éducation, de la recherche documentaire, des savoirs et connaissances…Cette réflexion est d’autant plus nécessaire que Google a conscience de sa puissance. Stiegler critique un bon nombre d’acteurs médiatiques français dans le monde culturel qui développent un point de vue étriqué sur la question parce qu’ils ne la théorisent pas au préalable. Ainsi, il est dans une colère folle contre les articles parus dans Le Monde le 27 octobre 2009 (contenu payant accessible sur lemonde.fr). Il y fustige notamment l’article de Roger Chartier L’avenir numérique du livre qui n’aborde jamais la question du lecteur et de la lecture alors que celui-ci est historien du livre et de la lecture.

La question de la théorisation passe par tout d’abord aborder la notion de processus de grammatisation, concept que Stiegler a emprunté à Sylvain Auroux( La révolution technologique de la grammatisation, Mardaga, 2003). La grammatisation est un processus de discretisation selon Auroux, c’est-à-dire de codage effectué par les individus en sociétés dont un exemple est l’alphabet qui fut la première révolution de la grammatisation. La deuxième fut selon Auroux la naissance de l’imprimé tandis que selon Stiegler, la troisième révolution a lieu avec l’apparition du numérique. Alors qu’Auroux inclue uniquement l’écriture dans ce processus, Stiegler l’élargit aux gestes, au temps, au mouvement bouleversés avec les documents analogiques nés au XXe siècle (cf notamment De la misère symbolique de Stiegler. Galiléé, 2004). La grammatisation est donc une extériorisation, une structuration qui est notamment à la base du discours mais précède la grammaticalisation (création d’une grammaire). Il y a des implications énormes, positives et négatives, sur la grammatisation à travers la révolution numérique et notamment Google.

Une des questions de base est une question pharmacologique. Stiegler part du texte Phèdre de Platon (traduction disponible sur wikisource un peu datée libre de droit) où Socrate fait une critique de l’écriture qui est notamment nuisible pour l’homme parce qu’elle ne met plus en jeu l’oralité, la pensée en soi-même. Se cache derrière cela une critique de la sophistique, qui fait mauvais usage de l’écriture, pensée comme l’inverse de la philosophie qui est en train de se constituer. La définition de l’écriture dans ce texte passe par le terme de pharmakon à la fois remède et poison. ( Voir à ce sujet le travail de Jacques Derrida,avec qui Stiegler a beaucoup travaillé, qui a étudié ce texte par exemple : Phèdre et la pharmacie de Platon Flammarion 2006 ). Socrate n’est pas complètement critique avec l’écriture. L’hégémonie de Google peut être ainsi posée en terme de pharmacologie. Il y a ainsi deux problèmes :

- Comment faut-il faire évoluer le pharmakon ou quelles techniques doivent être mises en avant pour éviter une dispersion du lecteur et amener à une lecture approfondie?

- Quelles prescriptions thérapeutiques ? Ou comment éviter que Google reste un dealer de savoir ?

On a assisté à d’autres mutations comme le passage d’un temps-carbone à un temps-lumière, une accélération du temps technologique et social dans les réseaux. Cela fait une nouvelle culture au sens général. Ce n’est pas qu’une culture cultivée mais un ensemble de modes d’organisation qui a changé tant dans les domaines économique, politique, social… presque jusqu’à une nouvelle civilisation , une époque hyperindustrielle. Dans ce contexte, la bibliothèque de demain doit s’insérer partout au niveau mondial, les lieux de culture doivent être partout.

Google est pensé comme un dispositif rétentionnel sur lequel nous reviendrons. Il a deux forces. Il a une grande culture d’entreprise et possède un procédé breveté, une grande innovation. Stiegler le compare à l’apparition du moteur Lenoir, à deux temps. Comme ce moteur,lLa société ne peut plus se construire en oubliant Google et il est ridicule de vouloir construire un équivalent ( BnF) sur des principes théoriques équivalents. Sa deuxième force est d’avoir été soutenue fortement, sur le long terme, par les pouvoirs publics sans qu’il y ait pendant longtemps retour sur investissement.

Dans ce contexte, quand il y a de grandes transformations thérapeutiques, le malade refuse de se soigner. C’est le cas de la chaîne du livre. Mais on est dans un contexte plus général de crise et de faillite des universités, de la presse, des écoles etc. Les universitaires, les intellectuels et responsables politiques sont en grande partie discrédités.Il n’y a plus de confiance. Dans ce contexte, les bibliothèques sont importantes parce tout est lié à elles et notamment la philosophie; L’Académie de Platon et le Lycée d’Aristote étaient liés à une bibliothèque. Tous les Pères fondateurs américains avaient une culture très liée à la bibliothèque, dans cette tradition protestante.

On est donc, comme je le disais, entré dans une époque de dispositif rétentionnel. On a eu l’écriture, l’imprimerie puis les industries qui contrôlent depuis le XIXe siècle les rétentions tertiaires, concept qu’il a créé pour compléter la pensée de Husserl, grand auteur de la phénoménologie.

La rétention primaire, selon Husserl est la perception sur l’instant, l’agencement du tout qui va créer du sens, une synthétisation et d’ailleurs faire que chacun va trouver un sens différent à une parole. C’est ce qui va faire qu’on va se trouver dans une situation de protention, d’attente d’une suite dans le discours, d’une anticipation. Le spectateur se projette.. Stiegler y voit une production d’attention.

La rétention secondaire est pour Husserl un souvenir, une création de soi. C’est la mémoire, une fiction interne créée. Pour Stiegler, l’individualité de chacun va avoir un impact sur le souvenir d’un évènement.

Stiegler rajoute une troisième rétention qui la rétention tertiaire, ce sont tous nos supports de mémoire extérieure à notre psychisme, sur lesquelles se jouent les rétentions primaires et secondaires, qu’il appelle epiphylogénétiques, comme un livre, une tablette de cire, internet, nos gestes etc. C’est donc une spatialisation de la rétention secondaire. Avec internet, s’ajoute la possibilité de répétition. Est en jeu ici la possibilité de faire du transindividuel. S’y joue une individuation (concept originellement emprunté à Simondon), une création de Soi ou même une contre-individuation, une définition en opposition. L’ anamnesis de Platon est cette plongée en soi-même, l’intuition, l’attention profonde. S’y fait la transindividuation. Et là l’écriture est importante. Husserl dit que sans écriture il n’y pas d’attention profonde. Sinon, on transforme la pensée en clichés.

C’est d’ailleurs à cela que sert Google, à briller en société. Ainsi, Google a procédé à une révolution rétentionnelle. La limite se fait au niveau du symbole, donc des valeurs pour le soi, la technique de soi. Il cite Pierre Legendre “Le symbole est institué”. Google ne peut pas instituer.

D’où la question des institutions comme dispositifs rétentionnels . Enfin, on y arrive!  Le dispositif rétentionnel est une organisation sociale qui légitime ou pas la rétention tertiaire et va pouvoir aider à son accessibilité et à aider à l’intégration des outils par notamment la formation( autoformation dans les bibliothèques, alphabetisation) Il y a des luttes entre différents dispositifs, des luttes d’influence ou même des soutiens mutuels ( L’école de Jules Ferry et l’édition scolaire). . Une spécificité des cités grecques est, que par le fait que chaque citoyen pouvait passer à l’écriture de lois, et devenir ainsi lui-même dispositif rétentionnel.

C’est donc le dispositif qui va aider à la grammatisation du lecteur, permettre sa transindividuation. L’idée dès lors à lier avec cela est celle que l’on trouve chez Wolfgang Iser(L’acte de lecture), celle que le texte est un processus. Le texte n’existe pas en soi . toutes les lectures d’un texte sont différentes. Ce sont des livres personnels qui sont créés. Le rapport au texte peut être très différent selon chaque ouvrage. Il peut y avoir des tentations manquées. Tel livre va engendrer un autre livre, on va s’arrêter et reprendre un livre plus tard etc. Ces passages à l’acte différents ont été permis par l’imprimerie. Y a joué un grand rôle le protestantisme.

Ces processus de transindividuation , ces actes de lecture variés, la bibliothèque est là pour les aider à naître.

Les dispositifs rétentionnels sont en circuit, permettent la solidité d’une société, créent une identification. Des acteurs sont nécessaires comme les auteurs , les bibliothécaires. ll y a une question d’écologie du système : quels acteurs requis ? Quels rôles ? Se définissent donc des rétentions tertiaires qui ont un impact très tôt sur l’individu, sur la configuration de ses synapses. La construction synaptique est préfigurée avant cinq ans. On observe des différences de grammatisation selon les époques, les régions.Cela s’intègre(“L’inconscient est structuré comme un langage” Lacan), s’apprend, se crée. Auroux a utilisé d’abord la grammatisation pour voir comment sont apparues les lettres, l’alphabet. Il décrit l’apparition de l’écriture comme quelque chose apparue sans que les individus s’en rendent compte. Les écritures sont nées avec les transformations techniques et ont été rationalisées a posteriori par les grammairiens. On est passé par différents types de grammatisation pour arriver à une grammatisation par l’industrie capitalistique, de l’analogique au numérique. Avec l’apparition de l’audiovisuel, c’est déjà l’apparition d’une concurrence forte pour la grammatisation littéraire avant Google.Avec l’informatique, on est arrivé à une surgrammatisation du lecteur avec le multimedia, la superposition de mots, sons, gestes etc. On a en plus de nouveaux modes de grammatisation avec le tracé de comportements et de lecteurs à travers les tags, les cookies ou encore Amazon ” Ceux qui ont acheté X ont aussi acheté Y” où derrière le lecteur se trouve d’abord un objectif de création de processus commerciaux.

En conclusion, Stiegler dit que les bibliothèques sont au coeur de la revolution industrielle. Dès lors, elles doivent devenir des lieux de lecture contributive tout comme on doit accorder de l’importance à l’économie et la société de la contribution dans des dimensions politiques. La question de la contribution dans les bibliothèques est aussi politique. On pourrait ainsi par exemple créer des communautés de lecteurs inter-bibliothèques. Ce n’est pas ce qui préside sur Amazon ou Google par exemple. Il s’agit justement d’éviter l’autonomie, l’émancipation et d’arranger une hétéronomie qui est plus dans leurs intérêts. Il faut un nouveau contrat social entre les différents acteurs pour créer un dissensus du public, une agora sur la toile. Etant donné les enjeux politiques et économiques, certains pans d’internet sont voués uniquement au consensus comme sur Wikipedia ( exemple de l’article sur la Palestine le plus lisse possible). A ce sujet, il n’y a aucune intelligence de la part des partis politiques français. Ils ne prennent pas le sujet à bras-le-corps. La puissance publique doit créer des laboratoires et ateliers de culture contributive. Le web 3.0 devra donc être polémique.

Bernard Stiegler n’a pas pu faire sa troisème partie faute de temps. Les débats se poursuivent avec le public et Alain Giffard. Ce qu’on peut retirer de ces débats :

Stiegler y complète l’individuation en montrant que la rétention tertiaire est encore plus large. Il ya toujours une relation de spatialisation, d’extériorisation de l’individu à travers un lire, une lettre, une manière de de respirer. L’expression peut avoir lieu beaucoup plus tard après à travers par exemple une psychanalyse. L’enjeu est l’individuation. A travers la lecture d’un livre, on a une individuation du lecteur en puissance(potentielle), elle parfois indirecte, ou en acte. Il y a toujours après stimulus une réponse. Deleuze disait que si l’on donne un coup de pied à un chien, le chien va vous mordre.

Une auditrice lui demande très justement : comment ? Qu’est-ce qu’on peut faire de concret ?

La réponse est de ne pas faire à l’identique ce qu’à fait Google. Il s’agit d’abord de comprendre comment Google marche, quel avenir il a. L’avenir est dans l’annotation polémique. . On doit lancer un grand programme de recherche mais ça bloque parce que c’est difficile à penser. Cela doit être fait par les bibliothèques… On pourrait par exemple créer un algorithme notifiant la pluralité des points de vue. Ce deviendrait ainsi une machine de débat intellectuel.Cela doit être lancé par l’Europe. Les verrous sont intellectuels et poltiques, pas technologiques. La grammatisation est une traduction du pouvoir, il s’agit de ne pas laisser le pouvoir à Google.

En conclusion, dans toute la dimension contributive de son discours, on voit que Stiegler fait une proposition politique globale et novatrice. Les concepts (grammatisation) étant parfois très peu définis ou alors en décalage entre leur énonciation et leur définition, la compréhension de sa pensée en a été un peu brouillée parfois. la mise en relation des concepts avec les enjeux actuels a été par contre très claire.

Quelques liens :

Ars industrialis : le site de l’association de Stiegler et Giffard

Institut de recherche et de l’innovation
: centre de recherche fondé par Stiegler à Pompidou( Peut-être que les vidéos du colloque y seront mises en ligne. Suspense…).

A lire :

Pour une nouvelle critique de l’économie politique de Bernard Stiegler. Paris, Galilée. 2009

Le billet de Bertrand Calenge : Web 2.0 et bibliothèques : une contribution

(Le rédacteur masqué n’a pas hésité à couper et à enrichir les propos pour leur compréhension)


D’autres billets concernant les métamorphoses du livre numérique :

Sur la conférence d’Alain Giffard :

 Cité du livre, Alain Giffard, la lecture numérique peut-elle se substituer à la lecture publique?
Concernant  Marin Dacos :

Les métamorphoses du livre numérique à Aix en Provence les 30/11 et 01/12

Concernant la conférence de Thierry Baccino :

 Compte-rendu du colloque “Les Métamorphoses numériques du livre”

Concernant celle de Gilles Eboli :

Les bibliothèques face au numérique ou les bibliothèques avec le numerique ?

Concernant celle de Brigitte Simmonot, 2 billets :

 Nouvelles médiations, nouveaux médiateurs de la lecture numérique

Médiations et médiateurs de la lecture numérique

Concernant celle d’Isabelle Le Masne :

 Les métamorphoses numériques du livre

Sur la conférence d’Hervé le Crosnier :

Billet sur la conférence d’Hervé Le Crosnier : Pratique de lectures à l’ère de l’ubiquité, de la communication et du partage de la connaissance .