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Ce que l’on appelle un fait divers est souvent un fait d’hiver au sens où les drames proviennent et contiennent de grands froids. Ainsi celui qui vient de se dérouler le dimanche 19 septembre 2010, à Lörrach, une ville allemande de 40 000 habitants – c’est toujours dans les villes d’apparence paisible que cela se passe- située dans le pays des trois frontières entre l’Allemagne, la Suisse et le Sud de l’Alsace.
Une avocate de 41 ans, après avoir tué son fils de 5 ans, mort par asphyxie, et son ex-mari qui en avait la garde, puis fait exploser une partie du bâtiment dans lequel elle avait son cabinet, s’est dirigée en tirant dans la foule vers l’hôpital voisin, une clinique spécialisée en soins pédiatriques et gynécologiques. Là elle s’est dirigée « avec détermination », selon le procureur, vers le service de gynécologie où elle avait fait une fausse couche en 2004, ceci n’expliquant pas forcément cela. Elle y a tué un soignant à coup de couteau semble-t-il, avant d’être elle-même abattue par la police. Une centaine de douilles ont été retrouvée dans l’hôpital. Le drame a fait 4 morts et plusieurs blessés.
Il semblerait que l’élément déclencheur soit un conflit de droit de garde de l’enfant. En allemand Sorgerecht. Il est beaucoup question de soin (Sorge) dans ce drame qui cette fois ne touche pas un école mais une clinique - Sainte Elisabeth - qui depuis quelques mois est aussi un centre de soins psychiatriques pour l’enfance et la jeunesse et qui appartient à la société Saint Vincent de Paul.
Pour ce genre de drame les Allemands ont une expression. Ils parlent de course en amok.
Amok ou le Fou de Malaisie
En 1922, Stefan Zweig publia une nouvelle qui connut un grand succès aussi bien en Allemagne qu’en France où elle sera éditée en 1927. Son titre - Der Amokläufer- est traduit en français par Amok ou le fou de Malaisie.
Amok laufen signifie littéralement courir en amok. En Allemagne, on s’est saisi de cette expression pour désigner un être pris dans une crise de folie meurtrière comme ce fut le cas à plusieurs reprises ces dernières années. En France, en langage populaire, nous disons plus trivialement péter un câble ou péter les plombs. Mais ces expressions effacent le lien avec l’énergie de la course qui est caractéristique de l’Amok que Stefan Zweig décrit précisément.
« Donc l'amok ... oui, l'amok, voici ce que c'est : un Malais, n'importe quel brave homme plein de douceur, est en train de boire paisiblement son breuvage ... il est là, apathiquement assis, indifférent et sans énergie ... tout comme j'étais assis dans ma chambre ... et soudain il bondit, saisit son poignard et se précipite dans la rue ... il court tout droit devant lui, toujours devant lui, sans savoir où ... Ce qui passe sur son chemin, homme ou animal, il l' abat avec son kris et l'odeur du sang le rend encore plus violent. .. Tandis qu'il court, la bave lui vient aux lèvres, il hurle comme un possédé ... mais il court, court, court, ne regarde plus à gauche, ne regarde plus à droite, ne fait plus que courir avec un hurlement strident, en tenant dans cette course épouvantable, droit devant lui, son lais ensanglanté… . Les gens des villages savent qu'aucune puissance au monde ne peut arrêter un amok ... et quand ils le voient venir, ils vocifèrent, du plus loin qu'ils peuvent, en guise d'avertissement: "Amok! Amok!" et tout s'enfuit. .. Mais lui, sans entendre, poursuit sa course; il court sans entendre, il court sans voir, il assomme tout ce qu'il rencontre ... jusqu'à ce qu'on l'abatte comme un chien enragé ou qu'il s'effondre, anéanti et tout écumant. ..
Un jour, j'ai vu cela de la fenêtre de mon bungalow ... c'était horrifiant... et c'est seulement parce que je l'ai vu, que je me comprends moi-même en ces heures-là ... car c'est ainsi, exactement ainsi, avec ce regard terrible dirigé droit devant moi, sans rien voir ni à droite ni à gauche, sous l'empire de cette folie, que je me précipitai. .. derrière cette femme ...”
L’homme qui raconte décrit ainsi, par comparaison, son propre état. Il le fait dans une confidence nocturne à un inconnu – le narrateur - sur le pont d’un bateau qui les ramène de Calcutta en Europe. L’histoire est celle d’un médecin allemand qui se retrouve exilé au fin fond d’une possession hollandaise de Malaisie, où “un Européen est en quelque sorte arraché à son être quand venant des grandes villes, il arrive dans une de ces maudites stations perdues dans les marais”. Là il se transformera en mollusque. Il végétera à l’écart de toute vie sociale jusqu’au jour où “une lady, une femme blanche” frappe à sa porte. Il pétera les plombs après une crise de haine contre la froide et mercantile arrogance de cette femme venu lui acheter son aide pour avorter d’un enfant adultérin. Refusant l’humilité qu’il exige d’elle (il voudrait qu’elle le supplie), elle claquera la porte. La haine bascule en son contraire et il entreprend la course folle décrite plus haut.
Le récit de Stefan Zweig procède par analogie pour décrire l’état de panique d’un européen pour lequel il avance d’ailleurs l’hypothèse d’une pathologie sociale. Ainsi lorsque le médecin se voit refuser le transfert de son poste, il note : “ pour la première fois j’avais clairement conscience d’être un homme vendu, un esclave. Déjà je me ramassais en une attitude de défi, mais il me prévint, avec tact : Vous êtes privé de vie sociale, et cela, à la longue, dégénère en maladie”
“Amok ou les enfants du froid”
A la suite de Marcel Mauss, on a longtemps considéré que l’amok est un phénomène masculin. Cela n’est peut-être plus le cas. Quand au caractère “typiquement malais”du phénomène, il a depuis envahi la sphère des sociétés industrielles. La difficulté dans l’usage du terme amok tient à ceci : il tend à présenter les choses comme une monstruosité venue d’ailleurs, ce qui masque le fait que le drame naît au milieu de nous, qu’il s’agit de NOS enfants, estime Götz Eisenberg, psychologue en milieu carcéral qui a étudié les cas précédents qui reviennent à la mémoire, celui de Winnenden en 2009 qui fit 16 morts dans un collège, celui d’Erfurt où un élève de 19 ans a tué douze professeurs dans un lycée, en 2002. Il est de ceux qui croient que « la violence ne doit rien au hasard » (Le titre de son dernier livre Pour que personne ne m’oublie. Pourquoi amok et violence ne doivent rien au hasard. Ce qui tranche avec lecirculez, il n’y a rien à comprendre qui caractérise le traitement des informations dans ces cas-là.
“Si nous admettons que les auteurs de ces drames sont malades – et nous pouvons l’admettre – ils ne le sont pas plus que la société dans laquelle ils vivent (et nous aussi)”, dit G. Eisenberg. Il n’est pas intervenu sur ce cas précis mais, en 2009, il prévenait qu’il y en aurait d’autres parce que le terreau sur lequel les drames se développent est fécond. Pour lui, “La course en amok est la face interne de la globalisation” Cela revient à de demander si la course folle qui conduit au meurtre n’aurait pas quelque ressemblance avec les mouvements de panique financière. On assiste à un accroissement du nombre d’actes de ce genre déclarait Götz Eisenberg en mars 2009, il touche toutes les tranches d’âge même les retraités. “Plus les individus souffrent de perte de reconnaissance, plus ils sont tentés de se procurer de la reconnaissance comme héros négatifs ou comme méchants. Il vaut mieux avoir une reconnaissance négative que pas de reconnaissance du tout”. Richard Durn dont le cas a été analysé par Bernard Stiegler dans Aimer, s’aimer nous aimer, comme destruction du narcissisme et de l’individuation, voulait “faire du mal” pour avoir “au moins une fois le sentiment”.
Götz Eisenberg parle lui aussi de catastrophe narcissique produit de la désintégration et de la dérégulation psychique et de la glaciation sociale. L’un de ses livres s’intitule Amok ou les enfants du froid
“Le sacro saint marché qu’ils vénèrent tant leur a appris à se méfier de toute relation et à ne croire en rien d’autre qu’en leur propre succès, écrit-il. Un amour véritable est considéré, dans cette période où sévit le cholera de la flexibilité, comme une sorte de handicap qui restreint la mobilité et les opportunités de marché. Cela vaut pour l’amour de ses propres enfants….On les enferme dans la chambre, les submerge de jouets et d’appareils électroniques. Ils sont assis devant l’écran jusqu’à ce que le monde extérieur leur soit devenu un rectangle et que leur monde intérieur soit complètement peuplé de héros numériques problématiques plus ou moins dissociaux et destructeurs.…. Les jeux numériques satisfont à des rêves de grandeur et de pouvoir auxquelles la réalité correspond peu. Le fossé entre la réalité extérieure où s’accumulent les échecs et le monde intérieur peuplé de rêves de puissance s’approfondit et contient le risque d’une catastrophe narcissique ».
A Winnenden, il y a quelques temps, des parents d’élèves victimes de la tuerie avaient proposé aux habitants de jeter symboliquement des jeux vidéos dans une benne. Leur initiative a été un échec.
Bernard Umbrecht
bernard.umbrecht [at] free.fr