Jeudi dernier je suis allé à mon premier Café philo (mieux vaut tard...) à Toulouse. Le thème de la cession était : " LES DÉMOCRATIES PEUVENT-ELLES TOLÉRER TOUTES LES IDÉOLOGIES ?". Voici mon texte de debriefing et le propos différé et virtuel, comme un "défaut qu'il faut", que j'aurai aimé y tenir et que je pourrais intituler "Para-doxa" ou encore "Témoignage d'une individuation psychique et collective" :
"La séance du café philosophique toulousain du 2/11/17 et ayant pour thématique "LES DÉMOCRATIES PEUVENT-ELLES TOLÉRER TOUTES LES IDÉOLOGIES ?" a été pour moi une première et j'aimerais tout d'abord remercier les organisateurs et les autres participants pour ces échanges édifiants et stimulants. Malgré mon intérêt pour le débat, je ne suis pas intervenu : je suis quelqu'un d'un peu lent et solitaire dans ma réflexion, mais la nuit ("debout" ou couché) portant conseil et l'importance du sujet aidant, j'aimerais avoir l'occasion de m'exprimer par écrit.
"La tolérance ? Il y a des maisons pour ça !" Paul Claudel.
"Connaître, c'est naître avec." Paul Claudel.
Je pense profondément que notre projet démocratique occidental est aujourd'hui de nouveau en grand danger. Nous assistons actuellement à une réactivation de formes idéologiques intolérantes et à des phénomènes de grégarisation plus qu'inquiétants. Et je suis bien d'accord qu'il nous faut les contenir et tenter de les désarmer, tant bien que mal, par une critique laïque sans concession associée à une raison ouverte à la diversité et à la loi, et faire face courageusement à cette agression paradoxale. Mais ce n'est à mon avis que le haut de l'iceberg et je suis persuadé que nous n'avons pas encore tiré en toute lucidité, et c'est un devoir historique pour nous que de qualifier l'innommable, toutes les leçons des traumatismes et des l'horreurs totalitaires du siècle derniers (je pense aussi au Rwanda). Je veux parler des causes profondes et complexes qui ont historiquement conduit toute une société à laisser émerger ces totalitarismes morbides et à faire éclater cette violence contenue, à la recherche de boucs-émissaires expiatoires, transformant ainsi le noble projet d'une intelligence collective en la vésanie d'une bêtise systémique mortifère. Bref, ravivons la question contemporaine du mal sous un angle éthique.
Car si la question est plus généralement celle du risque, souvent fatal, de la subversion démocratique alors une dimension essentielle et fondamentale à mon avis manquait cruellement au débat : je veux parler de la question de la technique. J'évoque ici non pas tant sa dimension utilitaire, la chose technique comme outil, mais sa dimension normative et aliénante implicite, donc politique. Et c'est en ce deuxième sens que j'ai compris la célèbre phrase de McLuhan "le media est le message". Cela pourra peut-être paraître surprenant au premier abord, voir à la limite du hors-sujet, mais la technique est une dualité paradoxale : elle est mythologiquement le feu, ce feu qui éclaire et qui réchauffe mais aussi le même feu qui peut tout embraser, brûler et détruire. La technique est le pharmakon (Platon, Stengers, Stiegler), remède et poison, une chose à la fois curative et dangereuse qui appel un art (pharmakologique) du dosage.
Des personnes plus doctes que moi pourraient vous expliquer comment, malgré les mythes grecs (ex : Prométhée et Epiméthée, selon Platon), les études archéologiques et anthropologiques (Leroi-Gourhan), sociologique et politique (Marx, Ellul), ou encore la pensée philosophique contemporaine (Simondon, Stiegler), la pensée de la technique est restée comme un parent pauvre de notre réflexion commune ; et sans doute le premier nom que j'aurais dû évoquer à ce carrefour d'idée entre pensée philosophique de la technique et totalitarisme est celui d'Heidegger. Pour ma part, incapable de faire un tel exposé, je re-situe la question de façon plus "banale" (Arendt) : pouvons nous imaginer un équivalent politique - c'est à dire qui en une génération transformerait la société aussi profondément et aussi rapidement - à l'avènement des technologies numériques : informatique, Internet, téléphonie mobile, et aujourd'hui l"Internet des objets" (IoT), les "Big Data" et le "Deep Learning", et aussi plus récemment les technologies "blockchain" et leur pouvoir corrosif sur les institutions et sur notre lien social déjà tant fragilisé, prétendant mettre en algorithme la confiance et ainsi se passer d'un tiers médiateur lors d'une transaction ?! Est-il étonnant que de cette rhétorique marketing et techno-scientiste surgisse, a posteriori, une idéologie dite "transhumaniste" (Cf. Kurzweil, pape de cette nouvelle église et responsable de la R&D chez Google) qui prétend situer la "singularité" non plus dans le sujet individuel mais comme l'évènement prophétique d'une futurologie invertie, menant en cyberger sa "transhumance" des moutons (Cf. "Blade Runner : Do Androids Dream of Electric Sheep ?", le titre de la nouvelle de K. Dick ayant inspiré le film éponyme) et, soyons fous, télécharger nos esprits sur support numérique, accédant ainsi à l'immortalité ?! Il m'est avis que certains auraient bien besoin d'une défragmentation de leur disque dur ou même plutôt de carrément changer leur système d'exploitation intellectuel pour une version libre et open source...
Or comme nous le rappelait pertinemment Eric Lowen dans sa conclusion, le projet démocratique est peut-être avant tout un certaine conception de l'homme, c'est à dire de l'être non-inhumain. Comment alors ne pas mettre aussi et surtout en cause dans ce débat les excès des deux forces omniprésentes, donc presque invisibles, qui travaillent en synergie et implicitement nos subjectivités démocratiques au quotidien et au corps : le capitalisme néo-libéral (la société de la consommation et du spectacle (Debord)) et les technologies numériques ?! Les deux évoluant actuellement, et à cause de leurs excès, à un rythme asymptotique étant désormais rentrés dans un régime clairement disruptif (Cf. citation de Neumann dans la notice introductive sur la révolution permanente comme caractéristique principale du système totalitaire). Est-on en train de nous mécaniser le corps et l'esprit, de nous vendre à travers une OPA culturelle le projet - pourtant fort cartésien - de l'homme-machine ou bien cela révèle-t-il, par une sorte de ruse de la raison historique, la part inconsciente et processuelle de notre être et de notre conscience ?! Le néo-capitalisme techno-scientifique ne se révélerait-il pas comme fondamentalement cognitif et temporel, comme une pseudo-incarnation du "corps" social, nous mettant littéralement la tête et le corps à l'envers, nous expulsant de plus en plus violemment et de force "hors de nous", et nous rendant par là même de moins en moins capable d'assumer et d'intégrer sereinement la différence vivante de l'altérité, souvent initialement anxiogène et pourtant tellement enrichissante et vitale ?! Nous sommes socialement déchirés et saturés et pourtant... (cf. Ferré, la solitude).
Et ces forces là se jouent bien de la seule emprise critique démocratique car leurs représentations idéologiques, instrumentalisées et instrumentalisantes, ne sont qu'apparences secondaires, des masques ambigus en mutation perpétuelle, ce qui semble les rendre d'autant plus insaisissables et occultes, assimilables à une rhétorique néo-sophiste. Il nous faut les penser autrement. Je pense donc que c'est non seulement sous l'angle de la forme et des idées qu'il faut les engager, mais aussi et avant tout, sous le régime des processus. Elles n'ont atteint, selon moi, cet extraordinaire pouvoir opérationnel et déterministe que parce qu'elles ont pu proliférer au sein même des tâches aveugles de notre rationalité épistémique formelle, échappant ainsi à une régulation critique et démocratique, externalisant leur responsabilités civiques par diverses stratégies pour finir par s'arracher du monde social qu'elles formatent pourtant de l'intérieur. Elle ont un mode d'existence bien plus distribué que localisé, organisé en réseaux. Nous en sommes chacun les véhicules et les vecteurs. Au delà de leur représentation et de leur institutionnalisation apparente, elles sont en tant que cohérences actives et fonctionnelles des émergences systémiques de notre propre activité et de notre imaginaire collectif techno-scientifique. Bref, je pense que nous sommes face à ce que j'appellerai un néo-totalitarisme complexe, processuel et distribué, opérationnel bien plus qu'idéologique, d'autant plus difficile à penser que nous en sommes paradoxalement aussi, et en résonance avec le monde du travail, tout à la fois les acteurs et les victimes.
Mais je ne voudrais pas terminer cette intervention sur ce "diagnostique" personnel qui pourrait sembler pessimiste, tant le problème semble intégré et complexe. Car je vois aussi émerger une sortie pharmakologique engagée et civilisée de ces impasses qui passe, entre autre, à la fois par la politique industrielle, les "communs" (Commons), le militantisme citoyen et l'éducation populaire, et de façon à la fois générale et intime, par la connaissance de la connaissance et de soi, redécouvrant et réactualisant ainsi l'esprit d'une sagesse philosophique immémoriale alliée à une rationalité compréhensive et bienveillante, attentive et attentionnée, présente et réellement "augmentée" par les sciences et les technologies.
Mais poursuivre ce fil cela nous amènerait, dans le cadre présent, trop loin. Je rends donc, virtuellement et symboliquement, le micro :)"