Le véritable enjeu du Sommet de Tunis

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Le véritable enjeu du sommet de Tunis

motion publiée dans le journal Libération le 14 novembre 2005

 

 

 

L'enjeu de la " société de l’information " est le développement de ce que l'UNESCO avait appelé "les sociétés de savoir". L'avenir du capitalisme, c'est à dire de la planète, est suspendu à une augmentation de l'intelligence et de la connaissance. Même si la propriété industrielle peut conduire à en limiter la circulation, le savoir est essentiellement ce qui est partagé et partageable par tous. Les conditions d’un tel partage changent très en profondeur dans le contexte de technologies numériques cognitives et culturelles qui reconfigurent l’espace public mondial en totalité. La connaissance et la " société du savoir " ne peuvent se constituer et se produire dans cette nouvelle forme de l’espace public que pour autant qu’il sera structuré et régulé en vue d’être au service d’une organisation sociale toujours plus et mieux armée pour discerner, critiquer, créer, transmettre et recevoir les savoirs et les connaissances, et améliorer ainsi la vie de l’esprit des populations du monde entier.

Le sommet de Tunis est le rendez-vous manqué de ces enjeux – au moment même où il est absolument urgent et indispensable que le communauté internationale prenne conscience de la nécessité de privilégier l'intérêt général sur les intérêts particuliers en développant une politique mondiale des technologies industrielles de l'esprit. Ce sommet de l’ONU ne permettra pas de poser la principale question, qui est celle des relations entre information, savoir, technologie, industrie et société comme enjeu d’une politique internationale de transformation du capitalisme actuel, et qui permette de le sortir de l’impasse dans laquelle il est devenu essentiellement un capitalisme de la consommation qui ne produit plus que désublimation et régressions mentale, morale, intellectuelle et esthétique dans tous les domaines de la vie de l'esprit.

Face à la misère spirituelle qui frappe le monde industriel, l'homme sent qu’il a irréductiblement besoin d'esprit. Le danger serait cependant de situer l'esprit du côté du religieux, et comme espoir d’un salut des âmes dans une vie après la mort. Tout en reconnaissant dans le religieux une dimension première de la vie de l'esprit, nous pensons que celle-ci ne s’y réduit pas. La vie de l'esprit se joue d'abord dans le travail quotidien, dans les relations entre les individus, dans les instruments de communication, et, singulièrement, à travers ceux qui affectent les très grands publics que sont les audiences de la télévision et les usagers de la téléphonie mobile et des réseaux.

C'est pourquoi nous lançons ici un appel international à mobiliser l'intelligence mondiale vers le projet d'élaborer sur d’autres bases un autre sommet. Il est temps d’appréhender les problèmes et les projets de la société de l’information au niveau où ils posent la question d’une politique industrielle des technologies de l’esprit – l’esprit étant ici entendu aussi bien comme ce " temps de cerveau disponible " qui intéresse tant les chaînes de télévision que comme ce qui fait les œuvres de l’esprit sous leurs innombrables formes. " Un monde transformé par l’esprit, écrit Valéry, n’offre plus à l’esprit les mêmes perspectives et les mêmes directions que jadis ; il lui impose des problèmes entièrement nouveaux, des énigmes innombrables. "

Cette politique doit mettre en œuvre, par l’intermédiaire une nouvelle forme de puissance publique associée aux acteurs économiques, les instruments d'échange symbolique que sont les technologies de communication et d'information en vue d'élaborer un nouveau modèle industriel prioritairement piloté par l'objectif d'élever l'intelligence individuelle et collective. Et si la société de l'information doit être une société du savoir, la condition sine qua non en est que la télévision devienne un instrument de savoir, et non plus l’instrument de populisme industriel qu'il est devenu, au moment où les technologies numériques permettent d’imaginer une toute autre forme de télévision.

C'est en mettant en œuvre un projet original et d’avenir dans le domaine industriel devenu stratégique des industries de la connaissance et de la culture que l'Europe pourra se construire. Des fonds publics et privés dont on ne cherche pas à garantir des retours sur investissement à court terme doivent permettre de développer une recherche digne de ce nom dans ces domaines comme il en existe en médecine, en physique et ailleurs, dont la puissance européenne doit donner les moyens de socialiser les résultats par une intervention publique forte, étroitement articulée avec les acteurs économiques. Il faut créer de nouvelles solvabilités pour un modèle industriel reposant sur le constat qu’après la matière, l'esprit est devenu la première ressource industrielle, en même temps que la seule chance pour que la planète sache faire face aux énormes défis qui l’attendent dans le siècle qui vient. Mais cela suppose la constitution de nouveaux champs d’externalités.

Sous la pression de problèmes planétaires, les habitudes comportementales de tout un chacun vont bientôt devoir changer en profondeur. Un tel changement supposera une formation et une acuité accrues des intelligences. La question est posée d'un nouvel esprit du capitalisme, et d'un âge industriel capable de constituer une nouvelle organisation sociale reposant sur une mise en œuvre des technologies cognitives et culturelles au service d'une élévation du niveau de la vie de l’esprit – et l’élévation du niveau de vie sociale ne se mesure pas à la quantité de protéines consommées, mais par la qualité de la vie de son esprit.

La Présidence de la République a chargé Jean Louis Beffa de rédiger un rapport définissant les orientations d'une grande politique industrielle impulsée par les pouvoirs publics. Nous ne pouvons que nous en féliciter : une civilisation industrielle digne de ce nom ne peut pas se développer sans que des anticipations publiques ou privées ne soient faites sur le long terme. Cependant, il ne nous semble pas que le rapport de Monsieur Beffa ait pris en compte les questions spécifiques que posent les technologies de l’esprit.

Nous ne croyons pas que la stratégie de Lisbonne prônée par Monsieur Barroso aille en quoi que ce soit dans une telle direction – et l’alternative n’est pas simplement la diversité culturelle : il s’agit d’engager une politique industrielle en fonction d’objectifs publics orientés vers l’élévation du niveau de la vie sociale, et contre les tendances au nivellement.

L'Etat et l’Union européenne associés aux industriels doivent mettre en œuvre un projet qui redonnera un espoir aux européens quant à leur culture. L’enjeu est celui d’une Europe en laquelle les Européens croient à nouveau. Or, ceux-ci croient à ce qui fait la singularité de la civilisation européenne depuis la Grèce ancienne : la constitution d'un espace public de la connaissance. Aujourd'hui, cet espace public n’est plus seulement celui de l’écriture. C’est celui des industries cognitives et culturelles, et là est l’enjeu de Tunis.

 

George Collins, Marc Crépon, CatherIne Perret, Bernard et Caroline Stiegler, fondateurs d’ARS INDUSTRIALIS (arsindustrialis.org).