association internationale pour une politique industrielle des technologies de l'esprit
(c) Philippe Aigrain, 2005
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Les techniques cognitives informatisées dont nous disposons aujourd'hui se sont développées en visant des usages particuliers (écriture de textes, courrier électronique, gestion personnelle de données, navigation dans l'univers de l'information). Nous tentons aujourd'hui de les utiliser pour accomplir une mutation anthropologique bien plus profonde. Nous nous heurtons alors à des défis pour lesquels elles sont partiellement inadaptées, défis de la construction d'un art de penser et d'échanger avec les autres dans une nouvelle ère technique. Je propose de les aborder à partir de deux questions :
Les opérateurs de télécommunication et les fournisseurs d'accès ont popularisé deux slogans qui si nous n'y prêtons garde nous promettent un enfer : "always on" et "anywhere, anytime, any device". Ces slogans sont rationnels du point de vue de l'économie des machines. Il est normal pour un ingénieur de souhaiter que les dispositifs techniques soient branchés en permanence (aux économies d'énergie près), sans avoir besoin de se connecter. Il est également normal de vouloir pouvoir les utiliser quand et où on veut (ce qui ne veut pas dire dans n'importe quelle situation), ou de souhaiter que l'information et tout ce qu'elle représente puisse passer d'un dispositif à l'autre. Mais ces slogans sont une folie du point de vue de l'art de vivre si l'on se laisse aller à en déduire que ce seraient nous qui devrions être branchés en permanence, par une multitude de dispositifs et partout à un écosystème informationnel qui serait sa propre référence. C'est pourquoi j'insiste toujours sur l'opposition entre une écologie humaine des échanges et l'éconosystème autiste de l'information.
Avec la naissance des techniques d'information et des réseaux, nous nous sommes dotés de dispositifs et de branchements informationnels qui permettent une extrême intensité de traitement de l'information et d'interaction avec les autres. C'est une qualité fondamentale qu'il serait vain de vouloir nier ou réduire. Mais il nous faut apprendre à vivre avec, et dans ce processus à sculpter les techniques pour qu'elles nous le permettent. Dans la construction d'un art de vivre contemporain, nous avons un besoin vital de temps de respiration, de moments de recul, de temps de réflexion, de moments rythmés par notre parcours mental et corporel et son voyage dans l'expérience et dans l'espace physique. Nous avons besoin d'un art de l'alternance des temps et des rythmes. Cet art est difficile à construire pour des raisons externes et internes. La prédation économique du temps par les médias de l'attention (télévision mais aussi la plupart des jeux vidéo et certaines formes de télécommunication ou d'usages du Web) s'y oppose bien sûr, et c'est pourquoi je défend que la libération du temps humain de cette prédation est un enjeu majeur, politique, social et de santé publique. Mais il y aussi des difficultés internes à l'alternance des temps. Une de ces difficultés est celle du transport, de ce que nous pouvons transporter de l'une des situations dans l'autre. Car le temps du recul n'est pas un temps de l'absence, on y a besoin de supports, de représentations tout comme dans celui de l'intensité informationnelle. Ce n'est pas un temps déserté par l'information : il est même habité de toute l'histoire des supports de celle-ci. C'est le temps de la lecture de livres, du bloc-notes sur lequel on gribouille, de l'écoute musicale pratiquée pour elle-même ou dans le cours d'autres activités, et même de ces bonnes vieilles techniques comme la mémoire ou le rêve éveillé qui accompagnent l'activité ou l'exercice physique, la promenade comme la cuisine.
Pour plonger un peu dans le concret, acceptez de me suivre dans ma pratique, sans doute assez banale, de l'écriture. Il y a des moments qui relèvent de la production continue au moyen d'un instrument technique. D'autres moments qui relèvent de la recherche d'informations, de la validation, plongées intenses dans l'univers de l'information interconnectée. Mais tous ces moments alternent avec des espèces de préparations mentales, où se forme la phrase qui débutera tel paragraphe et représente en son sein ce qui va suivre, où se tisse la réorganisation complète d'une narration, d'un exposé, d'une théorie, la solution d'un problème. Pour organiser l'alternance entre ces temps, j'ai besoin de pouvoir emmener avec moi dans le temps du recul une représentation de l'état de mon travail et de pouvoir ramener dans l'espace technique de l'écriture des traces constructives de ce qui s'élabore pendant ce recul. Comme il n'y a pas vraiment de support à ces transports, je bricole avec ma mémoire ou je m'astreins à emmener mon centre informationnel avec moi, ce qui risque toujours de le laisser me voler mon temps de recul. Je reviendrai dans un instant sur quelques pistes pour faire mieux, mais levons auparavant un possible contresens : cet art de l'alternance n'est pas un luxe. La fracture invisible qui sépare l'usage pertinent ou inoffensif de médiations du plongement déréalisant et de l'asservissement informationnel doit tout à la capacité de pratiquer ces alternances. A ma connaissance, cet art de l'alternance n'est strictement pas enseigné, et relève donc entièrement d'une transmission dans l'environnement familial ou amical ou d'une acquisition personnelle. Chaque enfant doit se faire technologue (développer un art de l'usage technique, développer ses propres techniques), et il serait temps que nous les aidions un peu. L'art de l'alternance est aussi celui d'alterner - à tous les âges - entre l'usage de la technique et le recul sur comment l'utiliser, l'apprentissage de façons plus pertinentes de s'en servir.
Nous rencontrons des difficultés analogues dans l'articulation des pratiques individuelles et collectives. Ars Industrialis met en avant les conditions de l'individuation psychique et collective. Je me situe ici au niveau plus immédiat, mais lié, des plateformes techniques (sites) servant à l'expression personnelle et aux productions collectives. Peu abordées jusqu'à présent dans le site d'Ars Industrialis mais dont nous avons l'expérience dans d'autres réalisations... Faire place à l'expression personnelle est une sorte de précondition à toute possibilité de débat et de construction collective. On pourrait même dire que la première forme de création collective réside dans la reconnaissance mutuelle des expressions personnelles, d'où l'importance des blogs et pages personnelles, de leur syndication, des répertoires raisonnés, des annotations et des critiques. On peut dire en paraphrasant Godard (répondant à Bertolucci qui lui demandait la permission d'utiliser des extraits de ses films : "prends ce que tu veux, il n'y a pas de droits d'auteur, seulement des devoirs". que le premier devoir d'auteur, c'est de lire et le faire savoir). Mais au-delà peut-on construire, écrire ensemble ? Il semble qu'il le faille puisque toutes les fondations politiques (constitutions, lois, programmes, propositions, argumentaires) sont des oeuvres de cette nature. Or nous nous heurtons ici à une cohorte de difficultés :
Est-ce que la technique elle-même peux nous aider à surmonter ces difficultés ou celles mentionnées précédemment de l'alternance des temps ? Pas la technique seule bien sûr, mais on ne construit pas d'art sans instrument.
Ce sera l'affaire de quelques siècles et de sélection parmi des millions d'innovations que de mûrir une réponse. C'est dire la modestie avec laquelle j'avance deux pistes qui d'ailleurs ne sont pas des "idées" personnelles mais plutôt la reconnaissance d'une possible portée plus générale d'approches existantes dans des contextes particuliers. Leur point commun est de construire ce que j'appelle des représentations intermédiaires.
La première approche consiste (dans le champ de la production de textes) à rompre avec le modèle du WYSIWYG (What You See Is What You Get), remarquable innovation en son temps par rapport à l'édition syntaxique qui faisait ressembler l'écriture de textes à une sorte de programmation, mais qui accomplit ce pas au prix d'une perte de maîtrise sur l'organisationstructurelle du texte en cours de création et d'un ensevilissement de l'essentiel dans des détails de mise en forme. On a bien essayé de réintroduire des éléments de contrôle structurel avec les styles et plans, mais cette verrue dans le modèle de manipulation directe de la forme propre au modèle WYSIWYG n'est utilisée en pratique que par un tout petit nombre d'usagers, et en général dans la souffrance. Des logiciels libres comme Open Office séparent de façon élégante contenu et présentation dans les fichiers sous-jacents, mais sans faire vraiment bénéficier les usagers de cette séparation.
Le logiciel libre LYX met en oeuvre un modèle alternatif baptisé WYSIWYM (What You See Is What You Mean) qui sépare les choix de présentation effectués pour l'essentiel au niveau du document tout entier. Comme souvent cette contrainte se révèle une source de beauté. de la rédaction du texte, dont la structure devient par ce biais bien plus lisible et manipulable. [Montrer à l'écran contenu sous-jacent d'un document MSWord, d'un document openoffice.org Writer, d'un document TEX et édition d'un document LYX] Mon intuition est que ce type d'approche peut, si on la complète par différentes fonctionnalités d'exports/impression ou d'imports faciliter les "transports" nécessaires au bon exercice de l'alternance des temps.
La deuxième approche consiste à généraliser dans la production collective de textes et hypertextes un des mécanismes qui constituent le génie des wikis (par rapport aux autres formes d'édition coopérative de documents sur le Web), c'est à dire l'existence d'appels aux contributions dans le cours même du texte. Cet appel institue un mécanisme de demande sociale qui garantit à chaque contributeur potentielqu'au moins un lecteur est en demande d'une partie d'une oeuvre collective. Et il parvient à le faire sans rompre la continuité de la lecture comme le ferait une affirmation explicite de cette demande. Il y a beaucoup à faire cependant pour parvenir à installer ce mécanisme (actuellement mis en oeuvre uniquement pour des contenus très morcelés) dans la production de textes destinés à une lecture plus linéaire.
Beaucoup d'entre vous penseront sans doute que la montagne philosophique du début de mon exposé accouche de biens petites souris techniques. A nous tous de les multiplier et de les faire grossir.
Philippe Aigrain est informaticien et philosophe politique. Il dirige aujourd'hui une société qui développe des logiciels libres et fournit des services pour le débat public et la coopération sur Internet (notamment le site d'Ars Industrialis). Il a effectué une vingtaine d'années de recherches sur l'informatique des médias (photographie, vidéo, musique), puis 7 ans au sein de l'administration des programmes de recherche européens. Sur le plan de la philosophie politique, il est notamment l'auteur de "Cause commune : l'information entre bien commun et propriété" (Fayard, 2005), une mise en perspective des enjeux des choix de partage ou de propriété pour l'information et ce qu'elle représente.