association internationale pour une politique industrielle des technologies de l'esprit
Face au « tsunami » de données, l’écrivain et cinéaste allemand Alexander Kluge propose d’aménager des jardins numériques, idée qui m’apparaît séduisante. Extraits d’une récente interview à la Frankfurter Allgemeine Zeitung.
“Il y a une nouvelle aspiration à la durabilité, à la constitution d’un hortus conclusus, un jardin clôt. Cela n’a rien à voir avec le plaisir de surfer. Sur un océan, on peut à peine survivre en surfant. Un nouvel intérêt pour les conteneurs, les délimitations est apparu. C’est là que l’Art trouve sa nouvelle fonction. Il sera le lien entre tout ce qu’autrefois l’Opéra, la Peinture, la Littérature ont fait chacun dans leur domaine et inscrira tout ce matériau dans une dramaturgie constellative obéissant à des forces invisibles. Ce type de dramaturgie, on peut le voir en germe dans l’œuvre d’Ovide. Il raconte 1200 histoires qui ont toutes le même contenu : une créature qui souffre se métamorphose. Une même idée traverse tous les épisodes et tout l’univers est décrit ! Chez Balzac, nous retrouvons la même chose. Il parle expressément de constellations pas seulement à l’intérieur d’un même roman mais à travers plusieurs romans qui s’englobent et s’influencent. Cette conception est parvenue chez les Modernes à travers Döblin et Dos Passos. Depuis Youtube se renouvellent des aspirations que nous avions déjà chez Ovide et Balzac. Dans l’histoire du cinéma existe un exemple éloquent. Il n’y avait au début que des films d’une minute qui s’additionnaient. Chez Youtube, on retrouve des films d’une à trois minutes. Mais Youtube, c’est la jungle, l’océan illimité et Youtube ne peut pas répondre au nouveau défi à l’Art qui est de créer des phares, des ports, des radeaux. Nos nouvelles tâches artistiques consistent à redéfinir des conteneurs.(…).
De même que vous avez à New York accolé au quartier des affaires Central Park, vous pouvez dans le réseau, non dans le nirvana ou dans une académie, mais au beau milieu de la bousculade de données, aménager des jardins. Vous devez reconnaître l’existence des datas en les protégeant contre elles-mêmes grâce à un lieu clôt, domestiqué. Le jardin est l’antipode de la jungle.
J’ai un grand respect pour la nature première. Immanuel Kant parle de sa sublimité. Je la ressens en tant qu’être humain par exemple à la vue des étoiles. Il n’en va pas de même à notre échelle dans notre sphère de vie. J’aime les jardins anglais. Prenez un jardin comme celui du Prince de Pückler [1] ou celui où repose Lady Di. Cela ressemble à la nature mais c’est une nature seconde créée par l’homme. J’y éprouve un sentiment de bien-être, il n’y a pas d’autres mots. C’est sur ce plan là qu’aujourd’hui naît quelque chose de nouveau”.
Contre le chaos du monde, il faudrait donc comme Candide cultiver son jardin.
“De tels jardins nous essayons d’en aménager sur dctp.tv (i.e. la maison de production télévisuelle d’A. Kluge qui porte en sous titre « un jardin des informations). Nous y montrons une multitude de boucles d’une douzaine de films qui se répondent et qui traitent par exemple du cosmos, de l’amour, du Moyen Age latin, les histoires de cette période, celles de Caesarius de Heiterbach sont les plus belles que je connaisse. Cela me ravit de placer ces histoires au milieu de l’actualité. Je le formulerai ainsi : tout dans le flot de données n’est pas réel mais Caesarius de Heiterbach l’est .
A côté de la réalité des datas, il y a une seconde réalité dont nous sommes maîtres. Nous ne pouvons rien pour l’Utopie de l’absence de lieu mais nous pouvons quelque chose pour l’enclave, l’hétérotopie. (…)
La connaissance des issues fait partie de l’idée de jardin. Pensez au mythe de Jason et Médée. Jason dérobe avec 50 jeunes héros la Toison d’or. Au revers de la toison étaient signalés les endroits où se trouvaient les trésors et les issues maritimes. Ces trésors ne se situaient pas dans des endroits que l’on pouvait trouver grâce à un GPS. Ils concernent bien plus mes thèmes, d’où je viens et où je veux aller. On peut déduire de cela que nous devons opposer les cartes de la subjectivité au savoir des GPS. (…)”
Source de l’entretien : http://www.faz.net/s/RubCEB3712D41B64C3094E31BDC1446D18E/
Le jardin des informations dctp.tv est constitué de parcs à thème. En exemple, dans celui sur l’éducation intitulé on ne peut pas apprendre à ne pas apprendre, on trouve pêle-mêle 16 vidéos de longueurs variables parmi lesquelles un entretien avec Oskar Negt sur Kant et son célèbre Sapere aude, une ode à la philologie, un sujet la langue est un fleuve sur des textes de Alcuin et Derrida, un sujet sur les éléphants, un reportage sur une école de danse pour malentendants, etc. D’autres parcs à thème traitent de crime et châtiment de l’argent et la philosophie, le capitalisme, la crise, une grande attention aux évolutions des techniques d’information et de communication.
Beaucoup de plantation dans ce jardin. On y passe de bons moments Pour le visiter, suivre le lien :
http://www.dctp.tv/#/bildung/cool-def-dance
bernard.umbrecht[at]free.fr
[1]Le parc de Muskau à cheval sur la frontière germano polonaise, construit par le Prince Harman Ludwig Heinrich von Pückler-Muskau, passe pour l’un des plus beaux exemples de parc paysager européen.